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Média-médecine, enquêtes marketing et clinique

Par Fmariet

Daniel Couturier, Georges David, Dominique Lecourt, Jean-Daniel Sraer, Claude Sureau, La mort de la clinique ?, Paris, PUF, 2009, 153 p.
Cet ouvrage consacré à l'évolution de la médecine peut être abordé du point de vue des médias sous deux angles.
  • Le malade est désormais internaute. La médecin doit en tenir compte et conseiller le patient dans sa consultation du Web. Le malade est transformé par la fréquentation assidue des sites médicaux ; il ne parle plus ses symptomes et ne conçoit sa maladie que dans la langue et les notions de ces sites (ou d'émissions de télévision, de magazines, etc.). Notons à ce propos que la Haute Autorité de Santé incite les médecins à former leurs patients à l'utilisation du Web.
  • La relation médecin - malade est homologue à la relation enqûeteur - enquêté. Les réflexions des spécialistes de médecine sur l'évolution de la clinique sont transférables à l'enquête telle qu'on la pratique en marketing et dans les études d'audience. La comparaison clinique / enquête est féconde et invite à plus de lucidité, de circonspection dans nos pratiques d'enqûetes notamment pour ce qui concerne les usages langagiers et les risques d'imposition de problématique.
Le livre réunit une dizaine de contributions. La première évoque la place primordiale de la clinique, de la discussion du médecin avec le malade, dès les premiers pas du diagnostic. La clinique, rappelons le, c'est le malade alité (kline, κλίνη, le lit) et le médecin à son chevet, qui parlent. L'évolution de la médecine réduit l'importance de la clinique et des ses observations au profit des technologies (analyses biologiques, radio, etc.). Un écran technologique s'interpose entre le malade et le médecin (Dominique Lecourt). Le "colloque singulier" s'amenuise et tend à disparaître. Tout y conduit : l'évolution de la médecine (innovations technologiques), les contraintes économiques de la santé.

Le malade ne parle plus. En un remarquable texte, Didier Sicard, Professeur de médecine à l'université de Paris V, évoque l'usure des outils sémiologiques dont dispose un  malade pour décrire sa maladie. Didier Sicard constate que "le malade s'adapte au vocabulaire médical pour répondre comme il est attendu" (des répons plutôt que des réponses aimait à dire Bourdieu). Triomphe du conformisme et d'une sorte de langue de bois. Le malade a appris à parler médical courramment évoquant son écho" pour son foie, sa mammo pour mon sein, sa colo pour mon intestin, son PSA, son IRM... Le malade ne sait pas (plus) dire ses symptomes et les baffouille dans une langue seconde acquise dans les médias ("Dr Google" dit Sicard). Contre cette dérive, Didier Sicard souhaite que le médecin en revenne à une clinique "fondée sur une écoute attentive", patiente, alors qu'un malade qui consulte est interompu au bout de 1mn 40s (moyenne). Le médecin est rendu impatient : il n' a pas le temps d'écouter et il compte sur les examens de laboratoire qu'il prescrit pour effectuer son diagnostic. Autocensure du malade qui se comporte en bon élève imaginaire (il dit ce qu'il croit qu'il faut dire, dans les termes qu'il croit être les bons). La fréquentation du Web réduit la parole à l'information, "le dit par la médecine remplace le su du corps". Contre cette "ventriloquie", Didier Sicard revendique une "rencontre éthique". En marketing, cette ventriloquie, nous l'observons dans les situations d'enquête, sur le terrain. La sociologie la connaît bien, c'est souvent l'effet d'une relation asymétrique. Chacun joue y joue son jeu : illusion.
Avec des accents lévinassiens - l'importence du regard, de la rencontre -, le texte de Sicard stigmatise une société où l'on ne se rencontre plus guère, le plus souvent par médias interposés, téléphone portable, courrier électronique, liens partagés (sic), etc. Les paroles, standardisées par les machines, limitent l'expression de l'innovation, du doute.... Gens pressés par le temps, l'enquêteur comme le médecin, l'enquêté comme le malade. Contraintes de rentabilité qu'énoncent les règles budgétaires, les normes administratives...
Ce qui se dit en médecine de la clinique mérite d'être transféré à la situation d'enquête où le face à face et le semi-directif font place aux enquêtes téléphoniques guidées par l'ordinateur (computer-assisted, CATI, etc.), aux enquêtes en ligne. De même que le malade répond avec les expressions mal compris de la médicalisation médiatisée, l'enquêté répond avec les mots d 'un marketing vulgarisé dont il a appris les rudiments à la télé, sur le Web (doxa). Que collectent les enquêtes ?
Les auteurs plaident pour une meilleure association de l'investigation clinique et de la technologie médicale. Guy Valencien, Professeur de médecine à l'université de Paris V, consacre un chapitre à la "média-médecine" et montre tout ce qu'elle induit comme transformations dans la médecine, touchant jusqu'à la formation des médecins, la géographie des établissments de santé, la collecte, l'organisation et la gestion de données.
Tous ces problèmes, nous les connaissons bien dans les médias ; leur approche par la médecine les fait voir autrement, donc mieux. Ce livre ne parle pas des médias et, pourtant, beaucoup de ce qu'il traite s'applique aux médias et au marketing. Aux chercheurs en marketing, on peut suggérer de méditer cette aphorisme de Fred Sigier cité par Didier Sicard : "Ecoutez le malade, il vous donne, vous offre généreusement son diagnostic". Ecoutez l'enquêté...
N.B. Bonne occasion de (re)lire "La Naissance de la clinique" de Michel Foucault, Paris, PUF.

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