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Femmes subversives à l’exposition “Cranach et son temps”

Publié le 08 avril 2011 par Savatier

 Il reste jusqu’au 23 mai prochain pour visiter au Musée du Luxembourg la passionnante exposition Cranach et son temps. Lukas Cranach (dit « l’Ancien », 1472-1553), peintre majeur de la Renaissance allemande, trop peu connu en France, mérite toutes les attentions et la rétrospective proposée, riche de 75 toiles et gravures, offre un panorama assez complet de son œuvre singulière.

Comme beaucoup d’artistes de son siècle, Cranach fut un peintre de cour ; en attestent les portraits de l’Electeur Frédéric le Sage son protecteur (1525) – celui-ci flatteur, si on le compare à celui qu’en réalisa Dürer un an plus tôt –, du roi Ferdinand ou de Marguerite d’Autriche. Comme la plupart encore, le maître réalisa bon nombre de tableaux religieux, brillants d’ailleurs, où se lit un souci aigu du détail. Plongé en pleine Réforme, cet ami de Martin Luther sembla un temps choisir son camp. Le portrait qu’il en fit (1519), presque monacal, en témoigne, tout comme ses illustrations de la Bible. Un message politique plus subtil transparaît encore dans sa Lucrèce (1510-1513), héroïne personnifiant, par son suicide/sacrifice, la résistance à la tyrannie de Tarquin, à l’image de la Réforme qui résistait à l’empereur Charles Quint, soutien inconditionnel de l’Eglise de Rome. Pour autant, son pragmatisme conduisit le peintre à honorer également des commandes de patriciens catholiques et son sens des affaires, à multiplier les copies de ses toiles et à tirer de grandes quantités de gravures, destinées à des collectionneurs fortunés et à des amateurs qui l’étaient moins…

Sortant d’une période médiévale où l’art était, par une quasi obligation, majoritairement religieux et ascétique, Cranach consacra une partie importante de son œuvre à des sujets antiques, mythologiques et bibliques. Son portrait de Judith tenant la tête d’Holopherne (1530) montre, comme Lucrèce, une femme « vertueuse », tandis que celui de Salomé tenant la tête de saint Jean-Baptiste (1526-1530) représente une femme d’autant plus « dangereuse » que son visage exprime une forme d’innocence. Pourtant, au-delà de la figure féminine chrétienne (souvent définie comme plus dangereuse que vertueuse…), l’artiste s’est attaché à peindre la femme avec une sensualité singulière pour son époque. Singulière par la représentation même, puisque les voiles transparents suppléent souvent avec bonheur les ridicules feuilles de vigne ou de figuier, mais aussi singulière par le choix d’un modèle anatomique hors norme, parfois rendu en grandeur naturelle. 

Comparés à L’Allégorie de la prudence de Hans Baldung Grien (Pinakothek de Munich) au ventre proéminent ou aux femmes très en chair plus tardives de Jordaens et de Rubens, celles de Cranach surprennent en effet par leur modernité ; une voie picturale qui se situerait entre Jérôme Bosch et le type florentin, dévoilant des corps longilignes, souple et élégants aux jambes parfois interminables (Vénus et Cupidon voleur de miel, 1531), aux petits seins ronds et hauts placés, des femmes dont seules les hanches et les cuisses galbées échappent quelque peu à la règle, une vision, somme toute, assez subversive et plus proche des canons de notre XXIe siècle que de ceux de son temps.

On retrouve ces caractéristiques dans une série d’Adam et Eve, dans L’Allégorie de la Justice (1537), ainsi que dans l’étrange Nymphe de la source (après 1537). Les toiles exposées restent toutefois moins ambigües que la Vénus debout dans un paysage de 1529 qui appartient au Louvre et qu’il faut aller voir, avec son corps juste post-pubère, son curieux regard et son auriculaire désignant… son sexe. Sans doute quelques bijoux, quelques chapeaux, quelques voiles translucides habillent-ils ces femmes, mais le choix de fonds noirs tend si bien à mettre en valeur leur carnation, leur pouvoir de séduction, qu’il semble miraculeux que les deux courants de la chrétienté qui s’affrontaient alors n’aient exercé sur ces tableaux aucune censure.

Autre miracle, la soixantaine de toiles qui appartint à Hermann Goering fut épargnée par la guerre. Goering, qui nourrissait une véritable fascination pour Cranach, les avait achetées et pillées dans toute l’Europe. Par chance, elles furent récupérées par les alliés occidentaux et non par les Soviétiques qui les auraient sans doute conservées comme toutes celles qui tombèrent entre leurs mains. Le dignitaire nazi voyait dans les œuvres de Cranach l’archétype du génie germanique. Pourtant, comme le montre l’exposition en confrontant ses peintures à celles de ses contemporains, maîtres allemands, tel Dürer, mais aussi italiens, tel Francesco Raibolini ou flamands, Cranach fut ouvert aux influences de son temps, tout comme il influença les artistes européens. A ce propos, je ne pourrai que suggérer aux visiteurs de regarder attentivement une petite huile sur bois, Hercule et Antée, qui rappelle de manière troublante certaines toiles du peintre contemporain Gérard Garouste.

Illustrations : Affiche de l’exposition - Lucas Cranach l’Ancien, “Lucrèce”, 1510-1513, © collection privée - Lucas Cranach l’Ancien, “La Nymphe de la source”, après 1537, © Washington, National Gallery of Art.  


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