Au bagne d'Albert Londres eut un retentissement extraordinaire en métropole lors de sa publication dans le Petit Parisien en août et septembre 1923.
Un an plus tard, le gouvernement français décidait de supprimer ce système pénitencier totalement inhumain (et injuste puisqu'il était accompagné pour les plus 'chanceux' d'un doublage de peine avec interdiction de rentrer en France) mais aussi un moyen efficace de faire avancer la colonisation.
Seuls le ton vif et l'humour d'Albert Londres rendent ce récit supportable, jugez-en par vous-même:
L'après-midi j'allais au camp. Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un - de notre connaissance parfois - est envoyé en travaux forcés, on dit: il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne mais à Saint-Laurent-du Maroni d'abord et aux Iles du Salut ensuite. Je demande en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer.
Cayenne est bien pourtant la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l'avait construite, on pourrait le féliciter, il aurait réellement travaillé dans l'atmosphère. C'est une ville désagrégeante. On sent qu'on serait bientôt réduit à rien si on y demeurait et qu'on croulerait petit à petit comme une falaise sous l'action de l'eau. On erre dans ses rues tel un veuf sincère qui revient du cimetière. Il semble que l'on ait tout perdu.
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Enfin, me voici au camp; là, c'est le bagne.
Le bagne n'est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C'est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c'est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.
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On me conduisit dans les locaux.
D'abord je fis un pas en arrière. C'est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n'avais encore jamais vu d'homme en cage par cinquantaine. Nus du torse pour la plupart (car j'ai oublié de dire que s'il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu'en enfer, à la Guyane, il y fait plus lourd), torses et bras étaient illustrés. Les "zéphirs", ceux qui proviennent des bat' d'Af', méritaient d'être mis sous vitrine. L'un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille malheureuse s'étalait sur ces peaux: "Enfant de misère"; "Pas de chance"; "Ni Dieu ni maître"; "Innocents", cela sur le front; "Vaincu non dompté"; et des inscriptions obscènes à se croire dans une vespasienne. Celui-là chauve, s'était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c'étaient des lunettes.
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La nuit, ils jouent aux carte, à la "Marseillaise". Ce n'est pas pour passer le temps, c'est pour gagner de l'argent. Ils n'ont pas le droit d'avoir de l'argent, ils en ont. Ils le portent dans leur ventre. Papiers et monnaies sont tassés dans un tube appelé plan (planquer). Ce tube se promène dans leurs intestins. Quand ils le veulent ils...s'accroupissent.
Tous ont des couteaux. Il n'est pas de forçat sans plan ni couteau. Le matin, quand on ouvre la cage, on trouve un homme le ventre ouvert. Qui l'a tué ? On ne sait jamais. C'est leur loi d'honneur de ne pas se dénoncer. La case entière passerait plutôt à la guillotine plutôt que d'ouvrir le bec. Pourquoi se tuent-ils ? Affaire de mœurs. Ainsi finit Soleillant, d'un coup de poignard un soir de revenez-y et de hardiesse mal calculée. Un des quatre buts du législateur quand il inventa la Guyane fut le relèvement moral du condamné. Voilez-vous la face, législateur ! Le bagne c'est Sodome et Gomorrhe - entre hommes.
Et une case ressemble à une autre case. Et je m'en allai.
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Le doublage ? Quand un homme est condamné de cinq à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d'années en Guyane. S'il est condamné à plus de sept ans, c'est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C'est la grosse question du bagne: Pour ou contre le doublage. Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble: amendement et colonisation, le résultat est pitoyable. Et ici, voici la formule: le bagne commence à la libération.
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LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE MINISTRE DES COLONIES
Monsieur le Ministre,
J'ai fini.
Au gouvernement de commencer. [...]
Une série d'articles audacieux, captivants et finalement très modernes de par ses thèmes et son style - même si certains passages sentent un peu la naphtaline (sur le colonialisme, l'homosexualité, etc).
Je conseille aussi vivement Tour de France, tour de souffrance (1924) et Chez les fous (reportage publié en 1925 qui fut à l'origine de la reforme des asiles psychiatriques en France).
La note de L'Ogresse: