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Paul Valéry, Le bilan de l'intelligence, Allia

Publié le 13 avril 2011 par Irigoyen
Paul Valéry, Le bilan de l'intelligence, Allia

Comme je suis heureux de vous retrouver, chers lecteurs, après plus de trois mois d'absence dus, vous vous en doutez bien, à une suractivité professionnelle. Celle-ci m'a d'ailleurs permis d'explorer des terrains inconnus jusque-là. Peut-être aurai-je l'occasion d'y revenir.

Cette pause de début d'année ne m'a pas totalement coupé de l'actualité littéraire. Bien sûr, nécessité faisant loi, je n'ai pas réussi à lire tout ce que je voulais mais suffisamment en tout cas pour continuer la rédaction de chroniques et tenter, à travers elles, de partager avec vous enthousiasme – souvent -, colère – parfois -, indifférence – rarement -.

Il y a maintenant quelques semaines sortait ce livre signé Paul Valéry.

Paul Valéry, Le bilan de l'intelligence, Allia

Je trouve le titre un brin prétentieux. Mais s'arrêter là serait une mauvaise idée tant le texte de cette conférence datant de 1935 (et paru la première fois l'année suivante) me semble présenter quelque analogie avec l'époque actuelle où tout est mouvement et que le mouvement n'est pas le meilleur ami de l'intelligence.

L'interruption, l'incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d'individus dont l'esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d'excitations toujours renouvelées. Les mots « sensationnel », « impressionnant », qu'on emploie couramment aujourd'hui, sont ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l'ennui. Notre nature a horreur du vide, - ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon.

(…)

Nous avons, en effet, en quelques dizaines d'années, bouleversé et créé tant de choses aux dépens du passé ; en le réfutant, en le désorganisant, en réorganisant les idées, les méthodes, les institutions qu'il nous avait léguées, que le présent nous apparaît un état sans précédent et sans exemple. Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant.

Paul Valéry propose donc au lecteur de s'arrêter et regarder à quoi il est constamment soumis : à une sollicitation technique perpétuelle qui l'oblige à être à la page sous peine d'être noyé, exclu. L'homo-sapiens est pressé comme un citron. Adapte-toi ou sombre.

Envisagez, maintenant, le nombre de ces faits radicalement nouveaux, impossibles à prévoir, qui, en moins d'un siècle et demi, sont venus surprendre les esprits, depuis le courant électrique jusqu'aux rayons X et aux diverses radiations qui se découvrent depuis Curie ; ajoutez-y la quantité des applications, depuis le télégraphe jusqu'à la télévision, et vous concevrez par la réflexion de cette nouveauté toute vierge, offerte en si peu de temps au monde humain (et dont l'accroissement semble sans limites), quel effort d'adaptation s'impose à une race si longtemps enfermée dans la contemplation et l'utilisation des mêmes phénomènes immédiatement observables, depuis l'origine.

Si le maître-mot de l'époque actuelle est « je cours donc je suis » comment justifier la présence de l'intellectuel qui, pour trouver des réponses a besoin, lui aussi de temps. Or, pour lui également, tout s'enchaîne.

Dans le passé, on n'avait guère vu, en fait de nouveauté, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste, dans l'inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés, et non dans les réponses.

Et comment ne pas être sensible à ces mots de Paul Valéry quand il soulève le problème du temps dans le travail. Avez-vous remarqué le nombre d'articles parus depuis une dizaine d'années sur la durée légale du travail, sur le stress au travail ?

Les conditions de travail de l'esprit ont, en effet, subi le même sort que le reste des choses humaines, c'est-à-dire qu'elles participent de l'intensité, de la hâte, de l'accélération générale des échanges, ainsi que de tous les effets de l'incohérence, de la scintillation fantastique des événements. Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d'affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l'allure générale de la production et de la consommation intellectuelle, que je désespère parfois de l'avenir ! Je m'excuse (et je m'accuse) de rêver quelquefois que l'intelligence de l'homme, et tout ce par quoi l'homme s'écarte de la ligne animale, pourrait un jour s'affaiblir et l'humanité insensiblement revenir à un état instinctif, redescendre à l'inconstance et à la futilité du singe.

Sans qu'il s'en aperçoive, l'Homme se laisse piéger par cette course effrénée vers qui ? vers quoi ? Nous sommes en quête d'un ailleurs, d'un autre que nous-même. Je trouve très appropriée la comparaison implicite avec la drogue. Oui, courir en est une. Y céder c'est renoncer à ce qui fait l'originalité de chacun d'entre nous, c'est donc s'abandonner au mode de vie de la majorité.

L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable des ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose suffisante.

Et Paul Valéry de réhabiliter l'intelligence qui, elle, est forcément chronophage. Pas une intelligence servile, dont le but serait précisément de perpétuer une compétition inepte. Non, une intelligence dégagée de l'esprit du temps.

Je n'hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l'ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d'importance dans la vie (et cette importance n'a fait que croître à causes des circonstances économiques), plus le rendement de l'enseignement a été faible. Plus le contrôle s'est exercé, s'est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.

Mauvais par ses effets sur l'esprit public et sur l'esprit tout court. Mauvais parce qu'il crée des espoirs, des illusions, des droits acquis. Mauvais par tous les stratagèmes et les subterfuges qu'il suggère ; les recommandations, les préparations stratégiques, et, en somme, l'emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable. C'est là, il faut l'avouer, une étrange et détestable initiation à la vie intellectuelle et civique.

Pas étonnant, dans ces conditions que l'auteur oriente sa réflexion sur l'enseignement. On notera ici que c'est bien de ce dernier dont il est question, pas de ceux qui en assurent la mission, à savoir le corps professoral.

Le but de l'enseignement n'étant plus la formation de l'esprit, mais l'acquisition du diplôme, c'est le minimum exigible qui devient l'objet des études. Il ne s'agit plus d'apprendre la latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s'agit d'emprunter, et non plus d'acquérir, d'emprunter ce qu'il faut pour passer le baccalauréat.

D'où, aussi, ces phrases dont je me demande comment elles ont été reçues – à supposer qu'elle ait pu les lire de son vivant – par Jacqueline de Romilly et par tous ceux qui s'inquiètent du désintérêt croissant des élèves pour les langues dites mortes :

J'estime pour ma part, que mieux vaudrait rendre l'enseignement des langues mortes entièrement facultatif, sans épreuves obligatoires, et dresser seulement quelques élèves à les connaître assez solidement, plutôt que de les contraindre en masse à absorber des parcelles inassimilables de langues qui n'ont jamais existé... Je croirai à l'enseignement des langues antiques quand j'aurai vu, en chemin de fer, un voyageur sur mille tirer de sa poche un petit Thucydide ou un charmant Virgile, et s'y absorber, foulant aux pieds journaux et romans plus ou moins policiers.

Rien ne serait plus faux que de conclure, à travers ces extraits, que Paul Valéry n'est qu'un condensé d'esprit conservateur, rétrograde. L'auteur, en effet, sait pointer du doigt des spécificités bien françaises notamment en matière de langue et militer pour une réforme d'envergure.

L'absurdité de notre orthographe qui est, en vérité, une des fabrications les plus cocasses du monde, est bien connue.

Et c'est encore plus savoureux quand, quelques pages plus loin, Paul Valéry s'attaque à la récitation des textes classiques.

Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine, récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d'ânonner, et, d'ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n'est donnée et démontrée aux enfants.

(…)

Cependant qu'on exige le respect de la partie absurde de notre langage, qui est sa partie orthographique, on tolère la falsification la plus barbare de la partie phonétique, c'est-à-dire la langue vivante.

Ce très court livre ravira sans doute tous ceux qui veulent trouver une épaule compatissante à leur énervement légitime. Rassurez-vous, je me sens tout à fait visé par Paul Valéry quand il évoque, à demi-mots, les journalistes.

D'ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l'ennui des merveilles et des extrêmes.

Alors, que faire face à un théâtre aussi médiocre ? Et bien l'auteur a, je crois, trouvé la meilleure réponse : le silence.

Je m'oblige à ne pas me prononcer sur les grandes énigmes que nous propose l'ère moderne. Je vois qu'elle soumet nos esprits à des épreuves inouïes.

Et c'est ainsi que je prends congé de vous.


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