Dans cette courte scène au début de l’opéra de Mozart (1756-1791), nous voyons Dorabella portant une robe bleue et Fiordiligi en rouge. Il nous suffit de fermer les yeux un instant pour mieux imaginer la présence de Patrice Chereau, le metteur-en-scène, indiquant aux chanteuses comment se déplacer, bouger, lever les yeux au ciel tout en serrant le pendantif qui enferme le portrait du fiancé décidément très en retard aujourd’hui. Les deux soeurs font chacune l’éloge de leur amant respectif, Ferrando le blond et Gugliemo le brun. Ils n’ont visiblement qu’un seul défaut: leur peu d’empressement à les demander à en mariage ! Comme par une étrange anticipation, elles font le serment de souffrir leur vie durant, si jamais les sentiments éprouvés devaient un jour changer… C’est alors que Don Alfonso sortant de ce public silencieux d’Aix-en-Provence, prend la parole pour leur annoncer une bien mauvaise nouvelle: Ferrando et Gugliemo sont appelés par le roi de Naples; ils doivent faire la guerre, impossible de se dérober.
Milan Kundera dans un essai intitulé “le rideau” revient à maintes reprises sur la place de l’humour, de la blague dans la littérature: “blagues, anecdotes, histoires drôles; elles sont la meilleure preuve que le sens aigu du réel et l’imagination qui s’aventure dans l’invraisemblable peuvent former un couple parfait”. Et l’écrivain de réduire par exemple tout “le Tiers livre” de Rabelais, à une blague se transformant en un long voyage. Ailleurs, il applique la même démonstration à Cerventes puis de façon a priori plus surprenante à…. Kafka ! Si l’on prend “le Procès”, on peut très bien envisager le premier chapitre de ce roman - dont la lecture d’ailleurs par Kafka lui-même, amusait beaucoup ses amis - comme une blague. Je cite le résumé très éloquent de Kundera: “un dénommé K. est surpris un matin dans son lit par deux messieurs tout ordinaires qui lui annoncent sans aucune raison son arrestation, mangent à cette occasion son petit déjeuner et se comprotent dans sa chambre à coucher avec une arrogance si naturelle que K., en chemise de nuit, timide et maldroit, ne sait quoi faire…”.
Quel rapport avec Mozart (et surtout son compagnon Lorenzo Da Ponte qui signe le libretto) ? Je crois qu’on peut dire à présent, qu’il s’agit là aussi et dès le départ, d’une blague, ou d’un pari entre amis. Don Alfonso prend des airs de philosophe désabusé ou cynique pour expliquer à Ferrando et Gugliemo que les femmes sont par nature, des êtres infidèles dès qu’elles en ont l’opportunité. Ces derniers sont naturellement en désaccord complet avec cette affirmation. C’est alors que Don Alfonso promet une somme d’argent importante si Dorabella ou Fiodiligi font la preuve de leur grande vertu en l’absence de leur conjoint. Les fiancés confiants, acceptent le défi: ils feignent de partir à la guerre, et se déguisent en riches voyageurs albanais immédiatement amoureux de ces deux jeunes femmes attirantes et délaissées… On est donc dans le registre de la blague. D’ailleurs Don Alfonso ou Gugliemo confient à maintes reprises au public dans des apartés, qu’ils vont bien rire… Les spécialistes ont tendance à prendre cette farce au sérieux alors que je n’y vois que l’envie de s’amuser d’un bout à l’autre de l’opéra. Pourquoi un génie tel que Mozart devrait-il toujours se prendre au sérieux: le malentendu avec Beethoven est là, pour lui, Mozart n’aurait pas dû abaisser son génie jusqu’à le mettre au service de l’histoire immorale de deux couples d’amants échangistes. Quant à Wagner, il trouvait que l’intrigue n’avait aucune valeur, préférant de loin “les Noces de Figaro” à “Cosi fan tutte”. Dans le sillage de Wagner, d’aucuns se sont demandés par exemple pourquoi diable Fiordiligi et Dorabella ne reconnaissent-elles pas leurs amants du seul fait qu’ils se sont déguisés en Albanais ? Non seulement elles ne reconnaissent pas leurs propres fiancés, mais Despina la servante, semble de la même façon, échapper à leur sens de l’observation lorsque devenue la complice de Don Alfonso, elle accepte de se déguiser en médecin ou en notaire. Est-ce seulement crédible ?On peut je crois soumettre au jugement général, plusieurs hypothèses. Premièrement, les habitués des salles de théâtre ou d’opéra, accepteront aisément cette convention du déguisement où il suffit qu’un personnage ait rasé sa barbe pour qu’il paraisse subitement méconnaissable, y compris à ses amis les plus proches. Autre hypothèse plus philosophique: lorsque les femmes se résignent à laisser partir leurs amants, elles sombrent rapidement dans une sorte de mélancolie. Mais ce qui est frappant chez ces femmes très soucieuses des rumeurs, c’est qu’elles semblent se complaire dans cette tristesse très ostentatoire. On peut penser que cette posture de femmes fidèles, tristes et peut-être déjà veuves, les empêche littéralement de reconnaître physiquement leurs fiancés. Enfin dernière conjecture: et si seulement elles n’étaient pas dupes ? Si seulement ayant reconnu immédiatement sous leur déguisement, les visages de Ferrando et de Gugliemo, elles avaient choisi de jouer le jeu, de participer à cette immense blague ou plaisanterie (pour reprendre le titre d’un autre livre de Kundera) qu’est “Cosi fan tutte” au risque d’ailleurs de tomber dans un piège que ni les uns ni les autres n’avaient prévu…
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Portrait posthume de Mozart par Barbara Krafft, 1819.