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Cahier d'un Retour au pays natal, d'Aimé Césaire

Par Liss
Qui ne connaît des extraits ou un seul extrait du Cahier d’un Retour au pays natal ? Il vient alors seulement de découvrir les terres de la littérature francophone, parce que lorsqu’on est un familier des lieux, on aura remarqué cette maison, dont les habitants sont tous disparus aujourd’hui, mais qui en impose encore par la prestance de ces derniers et par le rôle que celle-ci joua, à une époque où il était utile d’avoir une maison à soi, une maison où s’abriter des vents du dénigrement, de la pluie de crachats déshumanisants. Cette maison, la Négritude, a le mérite d’avoir aidé des générations de Noirs à croire qu’ils n’étaient pas destinés à vivre dans des trous plus insalubres et dégradants que des niches de chiens, mais qu’ils pouvaient prétendre à une demeure aussi digne que celle des autres humains.
Cahier d'un Retour au pays natal, d'Aimé Césaire
Cette maison est passée au rang de monument ou de musée aujourd’hui, mais les textes qui lui donnèrent son éclat sont encore tout palpitants de vie, ne serait-ce que par leur facture littéraire. Qui aime la littérature tournera avec fébrilité les pages du Cahier d’un Retour au pays natal, il éprouvera même une certaine jouissance à goûter aux mots de Césaire, quand bien même ce serait « des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes ». (p. 33)
Oui, le Cahier de Césaire est écrit à l’encre des exactions perpétrées contre le peuple noir : esclavage, colonisation, racisme. Comme dans La prochaine fois le feu de Baldwin, il prend sa source dans la violence qui a suivi la rencontre de deux races : Blancs et Noirs, les uns assujettissant ou chosifiant les autres. Pourtant on ne peut pas réduire ce texte à ce simple aspect racial, et surtout qu’on ne voie pas en Césaire un homme qui, par vengeance, veut dresser ses frères noirs contre les Blancs :
« ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que hainecar pour me cantonner en cette unique racevous savez pourtant mon amour tyranniquevous savez que ce n’est point par haine des autres racesque je m’exige bêcheur de cette unique raceque ce que je veuxc’est pour la faim universellepour la soif universelle » (p. 50)
Comme Baldwin, Césaire appelle à la dignité, à la paix universelles. Et son texte est aussi cinglant, aussi brûlant que le feu de l’américain, c’est un texte qui veut « vriller le ciel d’une stature de protestation » (p. 17), et il faut avoir les yeux du poète, de l’homme attentif aux signes qui l’entourent pour percevoir la « succulence des fruits » (p. 50) contenus dans le Cahier. Baudelaire ne nous dit-il pas que la Nature est un temple où l’homme passe comme à travers des forêts de symboles ? (poème « Correspondances », in Les Fleurs du Mal). Et Césaire de déclarer, avec raison : « Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre » (p. 21)
Tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas l’essence du Cahier d’un Retour au pays natal, s’il vous déplaît, vous dérange, vous étourdit, c’est à vous de vous y faire : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! » (p. 33) Césaire se tient debout dans ce livre, « elle est debout la négraille » ! (p.61) et il regarde le lecteur droit dans les yeux. Il y a dans son regard quelque chose de l’ordre du défi, de l’audace, de la colère.
Le ton est cinglant, comme je l’ai dit plus haut, ironique par endroits. Tenez, le portrait du nègre, qui est fait aux pages 40-41, rivalise en férocité avec ceux de La Bruyère :
C’était un Nègre grand comme un pongo […]. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l’action d’une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffes sur ce visage s’étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c’était un ouvrier infatigable, la Misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles inquiétants, allongé la démesure de la lippe […].C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers…
La métaphore est au cœur de ce texte, c’est la première qualité de cette œuvre hautement littéraire, par exemple page 19, la description de la plage de Grand-Rivière, en Martinique :
« Une détresse cette plage elle aussi, avec ses tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et mord la plage aux jarrets, et à force de la mordre elle finira par la dévorer ».
Texte imagé, texte sonore aussi, avec des mots qui sont en fête, des mots qui dansent leur danse mystérieuse. Le Cahier d’un Retour au pays natal vous fera découvrir des mots, enfin si votre vocabulaire n’était pas encore riche des mots comme ‘‘mentule’’, ‘‘promission’’, ‘‘mégie’’, ‘‘chalasie’’, ‘‘houer’’, ‘‘fouir’’, ‘‘bombillement’’ – et comment le pourraient-ils, certains d’entre eux ne figurant pas dans le dictionnaire ? Et ‘‘syzygie’’, prononcez donc plusieurs fois ‘‘syzygie’’ ! Quelle gymnastique sonore, n’est-ce pas ?
Que de bonnes raisons de lire ou de relire le Cahier d’un retour au pays natal, un texte qui a du goût !
Aimé Césaire, Cahier d'un Retour au pays natal, Présence Africaine, réédition 2008, 96 pages, 4.90 €.

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