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Nous regardons ces révoltes avec indifférence

Par Calineczka

Naguère, les pays frères du camp communiste ont bien profité de la manne libyenne, rappelle l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk. Aujourd’hui, c’est l’Occident qui veut s’en emparer…

 

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Dans la Pologne des années 1970 et 1980, la Libye sonnait comme une formule magique, un “sésame, ouvre-toi”. Kadhafi avait besoin d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers pour moderniser son pays. La Pologne communiste a noué une longue romance avec lui et lui a envoyé ses travailleurs. Grâce à la rhétorique révolutionnaire et antioccidentale, le colonel est devenu une sorte d’allié politique. Mais, pour les gens ordinaires, seule l’économie comptait. Un salaire moyen en Pologne était de 20 dollars, tandis que le colonel payait au moins quinze fois plus (une fois déduit le tribut à l’administration communiste). Vu de Pologne, c’était un eldorado, la Colchide [ancien pays de l’Asie Mineure ; les Argonautes allèrent y conquérir la Toison d’or]. Un contrat de travail en Libye était le rêve de la majorité des maçons, soudeurs, ou des bâtisseurs de routes. Dans un sens, c’était encore mieux que partir pour l’Occident, l’argent était peut-être moindre, mais plus sûr. Il n’y avait pas le capitalisme, le marché libre, l’incertitude, voire la lutte pour la survie. Il suffisait de bien travailler, d’accepter une abstinence temporaire, d’éviter tout commentaire politique et de participer aux célébrations de la révolution. Pour les ressortissants de la zone communiste, c’était (mis à part l’abstinence) une réalité relativement peu pesante et l’argent gagné compensait les inconvénients. Une fois qu’ils avaient rapporté en Pologne les appareils vidéo, jeans et Rollex bon marché, ils retournaient dans ce pays dont ils n’avaient qu’une vague idée, car ils y vivaient aliénés, solitaires, attirés par le seul appât du gain. Même le sens du travail effectué leur échappait. Les autoroutes menaient droit au désert et se dégradaient au fil du temps, faute d’entretien. La Libye était une fiction, et seuls les dollars étaient réels.

J’ouvre le journal et je lis que le colonel n’a plus d’aviation. La coalition ne lui a pas donné la moindre chance. Tout s’est joué très vite, pourparlers, réunions, sommets, ordres et, pour finir, attaques aériennes. L’Occident n’a eu besoin que de quelques semaines. En Bosnie-Herzégovine, cela a duré beaucoup plus longtemps. Il a fallu des années et des centaines de milliers de victimes. Mais la Bosnie-Herzégovine n’avait ni pétrole ni gaz, juste un peu de lignite, d’amiante et de sel. Personne n’allait y passer ses vacances. Ou faire des affaires. Karadzic et Mladic étaient des voyous sanguinaires, certes, mais privés de ce pittoresque du colonel voyageant en Bédouin avec sa tente, ses chameaux et ses amazones.

Ainsi, la Bosnie-Herzégovine a dû agoniser pendant des années, la Libye à peine quelques semaines. Là où il y a du pétrole et du tourisme, on est capable d’envoyer les avions en quelques heures. Heureusement, il arrive que le pétrole et les vacances se trouvent où il n’y a pas de démo­cratie comme chez nous, donc nos soldats partent la conscience tranquille : mon Dieu, ils n’ont pas de démocratie, il faut les aider ! Il faut la leur envoyer, parce que, eux, les pauvres, ils ne peuvent pas la fabriquer sur place. Ça ne s’extrait pas de la mine, ce serait trop simple ; ça se construit à partir de licences importées. Et, pour ce faire, il faut des technologies avancées, que nous possédons par chance. Amen.

Tout cela pue l’hypocrisie à des kilomètres. Cela ressemble aux exportations communistes d’hôpitaux, qui n’avaient personne pour les faire fonctionner, ou d’autoroutes petit à petit englouties par le désert. Cela ressemble à l’exportation de chars et de transporteurs, remis en état de marche par les techniciens de RDA, de Tchécoslovaquie et de Pologne à l’occasion des défilés à la gloire du colonel. Ne nous voilons pas la face : on se fiche de ces pays – tout comme les communistes à l’époque, qui étaient intéressés par le seul antiaméricanisme, anticapitalisme et les propos anti-israéliens. Je me souviens de l’ambiance, à ­Varsovie, qui entourait les étudiants libyens, et arabes en général, dans les années 1970 et 1980 : autour d’eux régnait un mépris mêlé d’envie, car ils avaient de l’argent et pouvaient avoir tout ce que les Polonais ne pouvaient s’acheter. Y compris les femmes. De celles qui acceptaient de les fréquenter, on affirmait qu’elles “souillaient la race”. On peut dire cyniquement : les Polonais avaient tout simplement de l’intuition. Aujourd’hui, ce sont les Français et les Italiens qui expulsent les Tsiganes roumains.

Nous ici, à l’Est, étions pendant très longtemps comme ces pays arabes en révolte. Nous n’avons pas attendu les chasseurs et les porte-avions, mais une reconnaissance du droit de décider de notre sort. En vain. En 1956, l’Occident a regardé avec indifférence la Hongrie, tout comme la Tchécoslovaquie en 1968. Je ne dis pas ça pour me plaindre. Après tout, nous sommes devenus en quelque sorte une partie de l’Ouest et nous regardons la révolte arabe sans émotion particulière. Qu’elle s’achève dans le sang, que quelqu’un vienne rétablir l’ordre : au fond, peu importe pour nous qui prendra le pouvoir là-bas. Pourvu que quelqu’un le prenne et stabilise le pays, parce qu’on ne peut pas être stressé chaque fois qu’on fait le plein d’essence.

Oui, je me souviens de la solitude au temps du communisme. L’Occident nous observait avec un intérêt très limité et, surtout, avec la crainte que notre drame, notre tragédie, Dieu nous en garde, pût franchir nos frontières. L’Histoire se répète. Une fois de plus, nous regardons de loin ceux qui désirent changer leur destinée et sacrifient leur vie, et nous n’avons rien à leur offrir. Nous avons peur d’eux, parce qu’ils sont différents. Et nous ne voulons pas qu’ils nous ressemblent, parce qu’alors ils viendront chez nous.


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