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Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie

Publié le 18 avril 2011 par Edgar @edgarpoe

pat-lanzmann.png Les souvenirs de l'auteur de Shoah sont trop courts... Lanzmann raconte sa vie, par thèmes plus que chronologiquement, et termine logiquement par Shoah.

Le parcours de ce touche-a-tout, journaliste puis cineaste-historien, est romanesque, pour faire cliché. D'origine modeste, il a côtoyé les plus grands et connu plusieurs vies : résistant, journaliste pour Pierre Lazareff et Jean-Paul Sartre puis réalisateur de documentaires, surtout un Pourquoi Israël ? puis Shoah.
J'ai aimé le mélange de mondanité et de goût du terrain qui font de Lanzmann un BHL supportable - avec en plus une oeuvre qui a plus de chances de résister au temps. Là où l'on peine a trouver un courage réel aux indignations télégéniques du second, le premier a connu un parcours au cœur d'une époque où l'humain semblait compter encore.

De la résistance a la guerre d'algérie puis à l'établissement d'Israël - après la guerre des six-jours, il a été acteur ou proche des plus importants acteurs.
Malgré cela, il garde pas mal de recul sur les événements auxquels il prend part.

Par exemple, sur la décolonisation en Algérie, "les Français étaient peut-être devenus constitutifs de l'identité des algériens. Même s'ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés bancals a l'intérieur d'eux-mêmes. Bancals, boiteux."
Par moment il y a du titi gouailleur dans les remarques de Lanzmann, entre vanité et naïveté. Par exemple, a propos des acteurs et actrices qu'il interviewa nombreux à une période de sa vie : "Je les ai toutes et tous vus, tous traités, et je puis dire, sans vanité, que j'ai fait faire a la carrière de certains un saut qualitatif."


Toujours au rayon anecdotes et mondanités, on se délecte des engueulades entre Sartre et Beauvoir, perdus en Grèce au cours de vacances à trois, penchés sur leur carte routière, se houspillant comme M. et Mme Bidochon - rassurant.


En une époque qui a appris à penser, par réflexe, que Sartre s'est trompé contre Aron, cela donne envie de découvrir Sartre. Cela rappelle aussi qu'il y eut un temps où, face au pouvoir, existait une réelle opposition, considérée, intellectuellement solide. Aujourd'hui l'opposition semble confinée dans des marges, comme insignifiante.


Enfin, le récit des douze années de la réalisation de Shoah, qui occupe la dernier partie du livre, est un livre à lui seul et mériterait d'être plus long. Effarant de voir que des hommes comme le rabbin Sirat ou le cardinal Lustiger se sont avérés physiquement incapables de visionner ce film. Difficile de mieux souligner l'importance d'un document susceptible de faire vaciller les esprits les plus armés. Plus généralement, c'est aussi une marque de la place centrale de la deuxième guerre mondiale, sujet inépuisable d'interrogations tout à la fois politiques et philosophiques.


Et j'ai apprécié la réplique que Lanzmann aurait aimé apporter à une spectratrice de son film, qui lui demandait à quand "un Shoah francais". Il eut aimé lui répondre "il vous faudrait un Le Pen pour le réaliser !". Façon de dire que Shoah n'est pas une oeuvre de justice, une dénonciation des coupables qui furent aussi, pour partie, en France, mais une œuvre de description de faits difficiles à croire, sans même parler de pouvoir les comprendre.


La toute fin du livre est presque une histoire de la réception de shoah, et c'est en cela qu'il mériterait d'être prolongé, tant certaines réactions sont inattendues.


Ce n'est pas un livre de réflexion. Lanzmann aime vivre et pense son action, mais le Lièvre de patagonie ne prend paradoxalement pas beaucoup parti. Il revient assez peu aujourd'hui sur ses combats d'hier. Et il le fait parfois de façon trop cursive. Racontant ainsi un voyage en Corée du nord, il traite à plusieurs reprises les visiteurs occidentaux désireux de visiter ce "pays frère", de "chomskystes" - avec une intention dépréciative. C'est à la fois probablement anachronique et assez court d'un point de vue idéologique - l'idéologie est un mot grossier de nos jours, mais le directeur des "Temps Modernes" devrait être capable de s'y intéresser !


Ces quelques critiques pour la forme n'empêchent en rien un sentiment de profonde affection pour l'auteur. Arriver au terme d'une vie aussi remplie et, d'une certaine façon, la clore par un livre qui réussit a lui conférer un sens durable, principalement grâce a Shoah, est un bel accomplissement.

Je suis redevable au chauffeur de taxi qui m'a convaincu de lire ce livre. Il était plongé dans les derniers chapitres un jour que je recourais à ses services, et m'indiqua que le livre était passionnant. C'est exact, merci.

*

  Post-scriptum : après avoir écrit cette courte note de lecture, je m'aperçois que Lanzmann a signé une tribune plus que dubitative sur l'intervention occidentale en Libye (Libye, rhéteurs et décideurs).  Il y met le doigt sur le défaut majeur de l'intervention : "L'option zéro mort ne souffre pas le combat d'homme à homme. Il faut comprendre : la frappe, c'est la fessée, celle qu'on donne aux enfants. La fessée, pas la guerre. On peut à bon droit parler d'infantilisation de la politique. Dans le camp des frappés ou des fessés, les victimes n'ont ni nombre ni nom, elles ne comptent pas et, de toute façon, ne l'ont pas volé."

Rassurant de voir que la sympathie profonde que l'on éprouve pour un personnage que l'on suit sur plus de sept cent pages se vérifie assez rapidement sur un sujet aussi actuel. Lanzmann est sans doute l'un des rares à pouvoir ainsi se payer quasi-ouvertement la tête de BHL, premier des rhéteurs interventionnistes.


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