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Sergio Chejfec, Mes deux mondes, Passage du Nord-Ouest, traduit de l'espagnol (Argentine) par Claude Viot-Murcia

Publié le 19 avril 2011 par Irigoyen
Sergio Chejfec, Mes deux mondes, Passage du Nord-Ouest, traduit de l'espagnol (Argentine) par Claude Viot-Murcia

Sergio Chejfec, Mes deux mondes, Passage du Nord-Ouest, traduit de l'espagnol (Argentine) par Claude Viot-Murcia

Je n'avais jamais entendu parler de Sergio Chejfec jusqu'à ce que Pierre-Olivier Sanchez, responsable de la maison d'édition « Passage du Nord-Ouest » – elle est basée à Albi, ce qui ne la situe pas forcément dans cette zone géographique, enfin ça dépend par rapport à quoi – me souffle le nom de cet Argentin et attire mon attention sur la traduction de son dernier livre totalement déroutant.

De quoi s'agit-il ? D'un homme qui vagabonde dans une ville du sud du Brésil.

Le vagabondage est devenu chez moi une de ces addictions qui peuvent aussi bien mener à la ruine qu'au salut. J'en ai contracté l'habitude pendant mon enfance, quand à la suite d'une maladie j'ai cessé de marcher. On m'asseyait sur le seuil pour que je voie passer les gens et les voitures. A cette époque, utiliser ses jambes en vint à être une lointaine et élégante vertu anatomique pour laquelle je n'étais pas préparé, qui sait pour quels obscurs motifs, une vertu qui incluait le don du déplacement. Au bout d'un an, un nouveau diagnostic m'autorisa à me mettre debout, et pour moi ce fut comme récupérer une disposition physique grâce à la parole, comme si un dieu me déléguait une partie de sa liberté. A ce jeune âge, je ne pouvais aller que jusqu'au coin de la rue ou que faire le tour du pâté de maison ; mais comme disent les gens qui réussissent, désormais rien ne m'arrêterait plus. Avant même de pouvoir l'apprendre et l'assumer comme une certitude, l'instinct m'indiqua probablement que le principal argument de la promenade est sa vitesse ; c'était le plus indiqué pour l'observation et la pensée, mieux encore, c'était l'expérience corporelle dotée de la meilleure syntaxe pour accompagner la vie. Toutefois, je crains de ne pas en être sûr.

Il y a peu de chance que ce résumé éclair vous donne envie d'entrer dans le roman. Certes, sauf que, comme souvent dans la littérature, la richesse se trouve ailleurs. D'abord, ce vagabondage peut être compris métaphoriquement comme la quête de soi. Je déambule donc je suis, j'existe dans la marche du monde. Pas dans la rapidité du mouvement. Non, dans un autre tempo, plus propice à la réflexion.

Seule cette rythmique permet l'altérité. Je pars à la recherche de ce qui est autre, je l'authentifie, j'en prends conscience sans vouloir le faire mien. Cette (dé)marche n'est pas de tout repos. Elle exige un don de soi complet, un abandon qui ne saurait être la disparition.

C'est ainsi que presque tout m'amène à abandonner les promenades : aussi bien ce que je cherche, maintenant introuvable, que ce que je trouve, quasiment rien. Et néanmoins un désir impérieux et contradictoire me retient ; il m'est impossible d'abdiquer et de ne pas partir dans les rues. Quand j'arrive quelque part, le premier sentiment qui s'active en moi est la curiosité : ça a l'air un peu vitaliste et probablement ingénu, mais j'aspire à connaître la vie, les usages des natifs, je veux me plonger dans idiosyncrasie et m'imprégner des habitudes locales. Une lecture à découvrir, ou une histoire à vivre. Mais dans mon ardeur mimétique il y a toujours un point trop proche que j'atteins, en outre, de plus en plus tôt, après avoir parcouru seulement quelques centaines de mètres ; c'est la fatigue dont j'ai parlé, la distraction, quelque chose que j'essaie de désigner comme « l'anxiété du promeneur », un mélange de rage et de vide, de soif et de refus. A partir de ce point j'agis à la manière d'un zombi : je vois les gens comme si je ne voyais pas, et c'est la même chose pour les façades des édifices et la profondeur des rues ou des avenues. Je suis capable d'apprécier certains détails, de reconnaître des témoignages précieux de décennies ou de siècles passés, généralement ambigus et déjà assez abîmés, quoiqu'ils se maintiennent en condition, tout un tas de paysages urbains, de tics et de formes sociales qui éveillent ma curiosité et sont uniques, etc. Mais, comme si je finissais par être consumé par l'aveugle traction de ma marche automatique, qui ne cherche qu'à dévorer la surface jusqu'à la tombée du jour, j'oublie immédiatement tout ce que je viens de voir et de constater, ou plutôt je le relègue dans un coin désordonnée de ma mémoire, où tout s'accumule sans hiérarchie ni organisation.

La juxtaposition des deux mondes auxquels le titre renvoie n'est pas forcément une opposition classique intérieur / extérieur. Je lis cela aussi comme une confrontation entre un moi qui hésite entre la « socialisation » et un moi plus profond, plus authentique parce que plus inconscient. A mesure que les kilomètres de ce vagabondage s'accumulent, la recherche s'approfondit. Au cours de sa longue déambulation, le narrateur passe un très long moment dans un parc. Qu'est-ce qu'un parc sinon le poumon d'une ville, ce qui l'oxygène ? J'y vois un parallèle avec la propre quête du narrateur.

L'une de ces idées, parmi les premières à être assimilées jusqu'à devenir mienne, consista dans l'idéalisation, d'abord romantique, moderne ensuite, des promenades. Quelque chose dut faillir en moi car quand j'eus à choisir une vie pour l'avenir, aucune ne me convainquit. Très tôt je me suis senti inapte à ressentir un quelconque enthousiasme : incapable de croire en quoi que ce soit, ou pratiquement ; déçu par avance de la politique ; incrédule face à une culture de jeunes alors que j'étais jeune : spectateur oisif de la course collective à l'argent et au dénommé succès matériel ; réticent aux vertus de la conduite charitable ou du dépassement de soi ; étranger aux bénéfices de la procréation et aux possibilités de continuité biologique ; étranger également à l'idée d'être dépendant du sport ou d'une quelconque variante du spectacle ; incapable de m'enthousiasmer pour quelque vocation professionnelle ou scientifique irréalisable ; inapte aux arts ou a l'artisanat ; et au travail physique ou manuel ; et à l'intellectuel ; inutile, en résumé, pour le travail en général ; incapable de rêver ; incrédule devant toute option religieuse mais désireux de tenter la première expérience qui s'offrait ; trop timide ou incompétent pour une vie sexuelle enthousiaste ; enfin, dépourvu de toutes ces choses, il ne me resta d'autre solution que de marcher, ce qui permet, mieux que tout, d'avoir l'esprit vide et disponible.

Comme souvent, dans la littérature sud-américaine, une autre frontière se dessine entre deux autres mondes : rêve ou réalité. Qui dit en effet que les habitants de cette ville sont réels ? D'ailleurs, l'auteur parle de fantômes. Ne sont-ils pas le fruit de l'imagination du narrateur ? L'absence de réalité est confortée par le fait que, par exemple, la ville brésilienne n'a pas de nom. On est peut-être ici dans un songe éveillé. Rêve de vie, vie rêvée.

Je cherchais la frontière fragile entre les deux, comme si je vivais à mon corps défendant dans chacun des deux mondes.

Et ce balancement entre deux mondes est sans doute aussi une référence à la démarche d'écrivain. Finalement, tout le livre n'est-il pas autre chose qu'une formidable interrogation littéraire ?

le mot écrit affronte ce qui existe parce qu'il cherche à le fixer.

Mais fixer quoi ? Tout ou partie d'un monde flottant ?

J'avais la sensation d'être arrivé à ma table de la terrasse malgré moi, poussé par un penchant personnel, plus indolent qu'ardent, qui s'arrête aux menus détails de la vie et de la réalité comme passeport d'existence quotidienne.

Plus loin.

Chacun a un mensonge vital, sans lequel son existence quotidienne et routinière s'effondrerait ; le mien résidait dans les simulacres, de la littérature dans ce cas.

A conseiller d'urgence à tous ceux qui aiment les lectures hypnotiques et qui, comme moi, trouvent quelques points communs entre cet univers et celui d'un George Perec, d'un Jorge Luis Borges ou d'un Julio Cortázar.

Un chemin insolite, a bien raison de dire Enrique Vila-Matas en préface !


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