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De la critique littéraire considérée comme un exercice de mépris

Par Benard

Charlotte Lacoste,Séductions du bourreau, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Intervention philosophiques », 2010, 472 p., EAN 978213058430.

Par Luc Rasson

Quoi qu’on puisse penser des

Bienveillantes, la publication de ce roman en 2006 aura au moins eu le mérite de susciter des débats passionnants révélant que, plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous continuons à nous définir par rapport à cet événement majeur. À l’instar de la Révolution française, cette guerre qui fut la dernière à ravager le continent européen (si l’on exclut la crise yougoslave des années 1990) constitue un écran sur lequel les générations actuelles continuent à projeter leurs débats, leurs doutes, leurs contradictions afin de mieux circonscrire leur propre identité démocratique. Le roman de Jonathan Littell, on le sait, provoqua une véritable scission au sein du lectorat, les contempteurs vouant aux gémonies une fiction qui ose rendre compte du génocide à partir de la perspective du bourreau, les thuriféraires saluant l’audace d’un texte qui, justement, prend le risque de s’interroger sur ce qui se passe dans la tête d’un organisateur du génocide. Certes, le projet de J. Littell n’était pas original : dès 1952 Robert Merle, dansLa mort est mon métier, donna la parole à Rudolf Lang,alter egode Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz qui supervisa l’installation des premières chambres à gaz1. Mais par son ampleur, par son souffle épique, par sa dimension encyclopédique, par son protagoniste-narrateur échappant aux simplifications réductrices qu’appelle certain stéréotype du nazi en littérature (et au cinéma), ce roman frappa les esprits. Aussi vit-on paraître aussitôt des ouvrages critiques — souvent des pamphlets, à vrai dire — qui s’en prirent au roman, à son protagoniste SS et à son auteur2. Il est d’ailleurs notable que, face à cette prolifération de livres dénonçant le roman, il n’existe, jusqu’à aujourd’hui, à ma connaissance, aucun ouvrage de quelque dimension qui en prenne la défense3

Réhabiliter le nazi ?

À cette floraison d’ouvrages critiques vient de s’ajouter celui de Charlotte Lacoste qui est sans doute le plus informé et le mieux étayé des ouvrages qui dénoncent lesBienveillantes. Livre qui, à vrai dire, ne se limite pas à être un commentaire critique du roman de J. Littell : son ambition est plus vaste, même si ce « roman-symptôme qui cristallise toute la fantasmagorie pousse‑au‑crime » (p. 6) constitue le déclencheur de la réflexion et occupe l’ensemble de la deuxième partie deSéductions du bourreau. La thèse de Ch. Lacoste a l’avantage de la clarté : il existe une mode qui consiste à donner la parole au bourreau. Cette mode est dangereuse car elle révèle une fascination morbide de nos contemporains pour le point de vue du tortionnaire et du génocidaire et elle risque, à terme, de « recrédibiliser le personnage du nazi » (p. 228), voire de contribuer — excusez du peu — à la « nazification du lectorat » (p. 224). L’interprétation est d’une cohérence à toute épreuve : puisque J. Littell « a choisi de faire alliance avec un SS » (p. 456),Les Bienveillantesest un « roman à thèse » (p. 256) dont l’objectif est la « revalorisation du “système de valeurs” et de la “pensée” nazis » (p. 457).

Voilà quelques-unes des affirmations à l’emporte-pièce qui émaillent ce livre. Que l’on ajoute à l’outrance des énoncés, un ton péremptoire, une écriture sarcastique, voire l’expression du mépris à l’égard de ceux qui auraient l’outrecuidance d’apprécierLes Bienveillantes, ou, plus généralement, de souscrire aux thèses de Christopher Browning sur « l’homme ordinaire » ou de Zygmunt Bauman sur la « modernité » de l’Holocauste et l’on se demande s’il ne faut pas retourner contre Ch. Lacoste le reproche qu’elle adresse aux lecteurs qui prennent au sérieux la liberté de l’artiste : « L’émotion fait loi en lieu et place de la critique » (p. 173).

Or, l’émotion première qui imprègne tout ce livre est, comme je l’ai déjà suggéré, le mépris. Regardons cela de façon systématique. Mépris du roman, pour commencer. Face à l’historiographie, face au témoignage, la fiction est suspecte. S’inspirant du présupposé anti‑littéraire qui présida à la démarche de Jean‑Norton Cru face aux témoignages de la Grande Guerre, Ch. Lacoste distingue « deux lignées » qui « s’affrontent tout au long du siècle » et qui opposent les romanciers à succès « maîtres de l’épouvante lucrative » aux « défenseurs du témoignage » (p. 46) — ceux que J.‑N. Cru appelait les « témoins probes ». Ce qui préside à une telle suspicion, c’est qu’il existe une vérité de l’événement, toujours menacée par une littérature malhonnête aux aguets, prête à la déformer : c’est la littérature « ballonnée, surhormonée » (p. 137) sacrifiant à une « logique du spectacle » qui, et ce n’est sans doute pas une coïncidence dans l’esprit de Ch. Lacoste, était « celle des nazis eux-mêmes » (p. 109‑110).

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