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Une journée consacrée à Claude Mouchard (16 avril 2011)

Par Florence Trocmé

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Qui si je criais… ? : pour qui a découvert ce titre, emprunté à la première des Elégies de Duino de Rilke, sur la couverture d’un livre qui regroupe un certain nombre d’études consacrées par Claude Mouchard à ce qu’il appelle les œuvres témoignages et plus encore pour qui a lu ce livre, il est difficile d’oublier la force et le suspens de cette interrogation, qui reste aujourd’hui encore complètement ouverte, à chaque instant, dans ce que l’écrivain appelle l’ici-maintenant.  
C’est sans doute cela qui aura fait la force, la cohérence et l’intensité de la journée qui lui a été consacrée, à la Maison de la Poésie de Paris, ce samedi 16 avril 2011. Près de huit heures d’un programme très bien construit en ce sens qu’il a permis de traverser successivement presque (il faudra revenir sur ce presque) tous les aspects de ce qu’on peut appeler l’œuvre de Claude Mouchard : son inlassable recherche sur les œuvres-témoignages, son travail de traducteur, mais aussi de poète, de pamphlétaire, bref d’écrivain.  
 
 

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Le premier temps de cette rencontre s’est inscrit dans le cadre d’une série de conférences co-organisées par la Maison de la Poésie et par Les Amis de l’Humanité. Son intitulé « si la poésie témoigne et de quoi ? » 
Claude Mouchard y pratique des incursions dans l’important corpus d’œuvres qui sont l’objet de son attention et de son analyse dans Qui si je criais… ? Il s’agit de ce qu’il appelle les œuvres-témoignages, toute sa démonstration, patiente, méthodique, informée tendant à démontrer que l’on peut « faire œuvre » en tentant de témoigner des situations les plus extrêmes et même au-delà, que ce sont sans doute les œuvres littéraires qui sont les plus aptes à transmettre quelque chose de cette expérience aux limites mêmes de l’indicible. Plus que le simple récit, plus que le travail de l’historien (lequel, dans le passé, Raul Hilberg par exemple, s’est souvent méfié de ces œuvres-témoignages mais y devient plus réceptif et attentif depuis quelques années.)  
Si les figures évoquées dans ce livre sont très nombreuses, Claude Mouchard se focalisera ce samedi plus particulièrement sur quelques-unes : Miklós Radnóti dont il projettera sur écran le terrible dernier poème, retrouvé sur sa dépouille, dans une poche de son manteau, sur un petit carnet terriblement dégradé (Radnóti a été fusillé par les SS au cours de leur retraite, le 9 novembre 1944) : « je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute / son corps, roide, s’est retourné ». Claude Mouchard relève dans ce poème le vers « Der springt noch auf », phrase proférée par des SS au-dessus de la fosse où sont poussés ceux que l’on vient d’abattre d’une balle dans la nuque, « ça bouge encore », il remonte à la source de cette citation, évoque Kertesz et son Kaddish pour un enfant qui ne naîtra pas, mais aussi Schoenberg et sa pièce « Le Survivant de Varsovie ». Qu’il propose alors d’écouter.  
 
Il sera aussi question de Chalamov, figure centrale de Qui si je criais… ? Et plus particulièrement d’une partie des Récits de la Kolyma, intitulé « Cherry Brandy » où Chalamov « raconte » la mort d’un poète, dans le camp sibérien, lequel poète est Mandelstam, mort imaginée en fait par Chalamov alors qu’au moment où il écrit, il ne sait pas comment Mandelstam est mort. « Il entre dans son intériorité en train de se désagréger » explique Claude Mouchard, sans « aucun savoir d’historien, mais avec un savoir de poète et de lecteur du poète »  
Et Claude Mouchard d’évoquer sa surprise de voir ces derniers temps de grandes affiches « Cherry Brandy », placardées dans sa ville, avant de découvrir qu’elles font référence à un spectacle de danse monté par le chorégraphe Josef Nadj à partir de l’œuvre de Chalamov !  
Il parle aussi de Nelly Sachs et de son œuvre Eli. Evoque l’écriture de la pièce, le destin tragique de Nelly Sachs.  
Cette première partie se termine par la lecture d’un texte personnel de Claude Mouchard évoquant sa mère et ce moment où du fait de la maladie, sa parole est atteinte. La pertinence de ce choix, à ce moment-là, est très sensible. 
 
L’anecdote contemporaine sur « Cherry Brandy » comme ce texte sur la mère sont très représentatifs, me semble-t-il, de la façon d’être au monde et de travailler de Claude Mouchard : il mêle le présent et le passé qu’il rend présent en jouant sur les temporalités et fait appel à de multiples présences et voix ; avec pour dénominateur commun l’atteinte à leur possibilité d’être, à leur intégrité. Qu’il s’agisse de la voix de celui qui est exterminé dans les camps nazis, ou emprisonné dans les goulags soviétiques, ou bien de celle du sans-papier rejeté par tous ou encore de cette mère malade dont la parole se défait.  
 
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Traduire 
La seconde partie de l’après-midi est consacrée au travail de traduction de Claude Mouchard. Il a en effet une importante activité de traducteur, toujours en collaboration, y compris à partir de langues qu’il ne connaît pas comme le coréen, le japonais. Par ses traductions publiées dans la revue Po&sie, il contribue à faire connaître de nombreux poètes des pays asiatiques.  
Voici d’abord une lecture très forte et émouvante, à trois voix, d’extraits des Poèmes de la bombe atomique de Tôgé Sankichi. Trois voix ? Celle de Claude Mouchard qui a co-traduit ces poèmes, édités par Laurence Tepper en 2008 avec le jeune japonais Ono Masatsugu, qui est là et qui lit les poèmes dans la langue originale mais celle aussi de Stevan Kovac
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Tickmayer, compositeur contemporain, ami de György Kurtág et qui a composé pour cette journée plusieurs pièces qu’il interprète à la fois sur un piano droit et à partir d’un petit synthétiseur.  
Vient ensuite un dialogue, malheureusement trop tôt interrompu par Claude Guerre qui a par ailleurs magistralement construit cette journée. Un Deguy brillantissime, rebondissant sur chaque mot, paradoxal et pertinent, qui brasse tous temps et époques autour de cette question de la traduction, mêlant à son habitude considérations philosophiques et étymologiques, langues anciennes et histoire politique, bref faisant du Deguy, mais du meilleur et parfaitement soutenu par un Claude Mouchard, excellent renvoyeur de balles et qui le connaît bien pour être membre depuis fort longtemps du comité de rédaction de la revue Po&sie que dirige Michel Deguy. Le public pouvait avoir le sentiment d’assister à la conversation privée de deux amis à la terrasse d’un café. Parmi les choses à retenir de ce dialogue, un bel hommage à Antoine Berman, une réflexion sur le fait
Deguy noir et blanc
que 98% des traducteurs visent à réduire l’écart entre les langues alors que selon Deguy, il faudrait au contraire le creuser cet écart et donner à entendre les différences ; question aussi soulevée par la pratique de Claude Mouchard, parfois décriée par certains, de traduire, en collaboration, à partir de langues qu’on ne pratique pas. Car il faut savoir qu’« à jamais, l’autre langue dans sa prouesse à elle n’est pas entendue par celui de qui elle n’est pas la langue » dira Deguy qui lui aussi a traduit des langues qu’il ne connaît pas, comme le tchouvache d’Aïgui ou le polonais de Norwid. Les deux hommes débattront aussi des bienfaits de la traduction à plusieurs « on traduisait Góngora à sept ou huit » raconte Michel Deguy « pas pour supprimer Babel mais plutôt pour l’éprouver » et éprouver aussi « qu’on est toujours dans l’incompréhension totale et définitive de l’autre ».  
Peut-on commenter à partir d’un texte traduit, se demanderont aussi Deguy et Mouchard qui savent bien que cette pratique est réprouvée elle aussi par certains.  
On aura apprécié au passage l’humour de Michel Deguy disant que le premier poème qu’apprenait autrefois tout enfant était « rosa, rosa, rosam, rosae… », autrement dit la déclinaison latine, et dit autrement « rose is a rose is a rose is a rose », selon la célèbre formule de Gertrude Stein. Et qu’être littéraire, dans le cursus de formation, cela voulait dire traduire et avoir traduit.  
Claude Mouchard conclura cet échange de vues en disant qu’il ne se considère pas comme « un critique mais comme quelqu’un qui essaie d’effectuer la transmission ».  
 
Papiers !  
Après le dîner, une mise en voix, conçue par Claude Guerre, du pamphlet-poème de Claude Mouchard, Papiers ! autour du thème des sans-papiers, des immigrés, de la clandestinité. Dispositif : Claude Guerre de dos, qui donne les impulsions aux deux comédiens assis à sa gauche, Lara Bruhl et à sa droite, Pascal Nzonzi et au fond, de dos lui aussi, assis à son petit piano droit, Stevan Kovac Tickmayer.  
La soirée se termine par un nouveau dialogue, hélas aussi un peu écourté, entre Claude Mouchard et moi-même, autour des thèmes de la note, de la musique, de Kurtág dont seront donnés à entendre trois extraits des « Kafka-Fragmente, op. 24. » 
Il eut été bon pourtant de pouvoir insister un peu plus avant sur cette dimension méconnue du travail de Claude Mouchard, ses notes. « Un réseau immense, presqu’infini par nature, somme en perpétuel remaniement sous l’effet de poussées ou de forces », selon Vincent Pélissier, qui dirige la très belle revue Fario, où il a publié, dans les numéros 8 et 9,  une cinquantaine de pages de cette écriture très particulière, une écriture totalement présente au monde actuel mais aussi entée sur le passé, et singulièrement bien sûr, sur les catastrophes du XXème siècle, une écriture dont il est évident qu’elle devrait être beaucoup mieux connue et diffusée. 
Oui, voilà pourquoi au début de ce compte rendu, on a pu écrire qu’il avait été rendu compte de « presque » tous les aspects du travail de Claude Mouchard. Cet aspect-là, cette écriture au quotidien du monde, en ce qui n’a rien à voir avec un journal, est resté une fois encore un peu sous le boisseau. Il faudra y remédier.
 
[Florence Trocmé] 
 
photos ©florence_trocmé 2011, de haut en bas Claude Mouchard, le poème de Radnoti, Ono Masatsugu, Claude Mouchard et Ono Masatsugu avec Stevan Kovac Tichmeyer au piano, à l'arrière-plan, Michel Deguy 


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