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Guerre et Révolution

Publié le 26 avril 2011 par Ttdo

Première étape dans la nouvelle traduction de On Revolution de Hannah Arendt. Ci-dessous des extraits de l’introduction. En fichier joint la totalité.

“Guerres et révolutions ont, jusqu’à présent, déterminé la physionomie du XXe siècle, comme si les évènements s’étaient simplement hâtés  de donner raison à la prédiction précoce de Lénine. Et à la différence des idéologies du XIXe siècle -comme le nationalisme et l’internationalisme, le capitalisme et l’impérialisme, le socialisme et le communisme, qui, bien qu’invoquées encore par beaucoup comme des causes les justifiant, ont perdu contact avec la plupart des réalités de notre monde  -la Guerre et la Révolution en constituent toujours les deux questions politiques centrales. Elles ont survécu à toutes leurs justifications idéologiques.  (…)

Cela est en soi assez surprenant. Sous l’assaut concerté des « sciences » du dévoilement, psychologie et sociologie, rien n’avait semblé mieux enterré que le concept de liberté. Même les révolutionnaires que l’on avait pu croire ancrés solidement et même inexorablement dans une tradition dont on pouvait difficilement rendre compte, sans parler de lui donner un sens,  sans faire appel à cette notion,   préféraient de beaucoup la dégrader au rang d’un préjugé des classes moyennes plutôt que d’admettre que le but de la Révolution était, et avait toujours été, la liberté. Pourtant s’il est surprenant de voir comment le mot même de liberté a pu disparaître du vocabulaire révolutionnaire, il n’est peut-être pas été moins étonnant de constater comment dans les années récentes l’idée de liberté s’est introduite au cœur du plus grave de tous  les débats politiques actuels, celui sur la guerre et l’usage justifié de la violence. Historiquement, les guerres figurent parmi les phénomènes les plus anciens du passé dont on ait gardé trace alors que les révolutions, à proprement parler, n’existaient pas avant l’âge moderne ; elles sont parmi les plus récentes de toutes les données politiques majeures.   Contrairement au cas de  la Révolution, le but de la Guerre n’était que dans de rares cas lié à l’idée de liberté ; et s’il est vrai que des soulèvements comparables à la guerre, dirigés  contre un envahisseur étranger, ont souvent été ressentis comme sacrés, ni en pratique ni en théorie, on ne les reconnaissait comme les  seules « guerres justes ».

(…)

Il y a enfin, et c’est le plus important pour notre propos, le fait que les interactions entre guerre et révolution, leur dépendance mutuelle et réciproque, se sont progressivement accrues, et que l’accent dans la relation s’est déplacé de plus en plus de la guerre à la révolution. Certes, l’existence d’un rapport entre guerres et révolutions n’est pas en tant que tel un phénomène nouveau ; il est aussi vieux que les révolutions elles-mêmes, précédées ou accompagnées de guerre de libération comme la Révolution Américaine, ou suivies de guerres défensives et offensives comme la Révolution Française. Mais en notre siècle même est né, en plus de ces exemples, un type d’évènement totalement différent dans lequel tout se passe comme si la fureur même de la guerre était simplement le prélude, un stade préparatoire à la violence déchainée par la révolution (comme, clairement, Pasternak comprend la guerre et la révolution en Russie dans le Docteur Jivago), ou bien, au contraire, dans lequel une guerre mondiale apparait comme la conséquence de la révolution, une sorte de guerre civile s’étendant sur toute la terre comme la Seconde Guerre Mondiale fut considérée, de façon très argumentée,  par une partie assez importante de l’opinion publique.  Vingt ans plus tard, c’est presque devenue une évidence que le but de la guerre est la révolution, et que la seule raison qui pourrait la justifier est la cause révolutionnaire de la liberté. Aussi, quel que soit l’issue de nos difficultés présentes, si nous ne périssons  pas corps et biens, il semble plus que probable que la révolution, à la différence de la guerre, subsiste dans un avenir prévisible.  Même si nous réussissons à changer la physionomie de ce siècle au point qu’il ne soit plus un siècle de guerres, il restera très probablement un siècle de révolutions. Dans le combat qui divise le monde aujourd’hui et dans lequel tant est en jeu, ceux qui comprennent la révolution gagneront probablement, alors que ceux qui continuent à faire confiance à la politique de puissance au sens traditionnel du terme et donc à la guerre comme dernier ressort de la politique étrangère, pourraient bien découvrir dans un futur relativement proche qu’ils sont devenus maîtres dans un domaine plutôt inutile et obsolète. (…)

Pourtant, si nécessaire qu’il puisse être de distinguer, théoriquement et pratiquement,  entre guerre et révolution malgré leur étroite corrélation, nous ne devons pas oublier de noter que le seul fait que les révolutions et les guerres  sont inconcevables hors du domaine de la violence suffit à les séparer toutes les deux de tous les autres phénomènes politiques. Il serait difficile de contester qu’une des raisons pour lesquelles des guerres se sont transformées si aisément en révolutions est que la violence constitue pour elles deux une sorte de dénominateur commun. L’ampleur de la violence libérée par la Première Guerre Mondiale aurait, en effet,  pu très bien suffire à provoquer, parmi ses répercussions,  des révolutions  même en l’absence de toute tradition révolutionnaire et même si aucune révolution n’avait eu lieu avant.

A dire vrai, pas même les guerres, sans parler des révolutions, ne sont complètement déterminées par la violence. Là où la violence règne de façon absolue, comme par exemple dans les camps de concentration des régimes totalitaires, non seulement les lois se taisent comme le disait la Révolution Française,  mais le silence recouvre toute chose et tout le monde. C’est à cause de ce silence que la violence est un phénomène marginal dans le champ politique ; car l’homme, dans la mesure où il est un être politique, est doté du pouvoir de la parole. Les deux fameuses définitions de l’homme par Aristote, « être politique » et « être doté de la parole », se complètent l’une l’autre et font toutes les deux référence à la même expérience  de la vie dans la cité (polis) grecque. Le point important ici est que la violence est incapable de parole et pas seulement parce que la parole est impuissante face la violence. Du fait de ce mutisme la théorie politique a peu à dire sur le phénomène de la violence et doit laisser son traitement aux techniciens. Car la pensée politique ne peut suivre que les articulations des phénomènes politiques eux-mêmes, elle reste liée à ce qui apparaît dans le domaine des affaires humaines ; et ces apparences, contrairement aux questions physiques, exigent la parole et l’expression, c’est-à-dire quelque chose qui transcende aussi bien la simple visibilité physique que la pure audibilité de façon à être claire pour tous. Une théorie de la guerre et une théorie de la révolution ne peuvent donc traiter que de la justification de la violence en tant que cette justification constitue sa limitation politique ; si, à la place, cela conduit à une glorification ou une justification en soi de la violence, ce n’est plus politique mais antipolitique.

Dans la mesure où la violence joue un rôle prédominant dans la guerre et la révolution, toutes les deux se produisent, à strictement parler, en dehors du domaine politique, en dépit de leur rôle considérable dans l’histoire connue. Ce fait conduisit le XVIIe siècle, qui eut son lot d’expériences en matières de guerres et de révolutions, à faire l’hypothèse d’un état prépolitique, appelé « état de nature » qui, bien sur, n’a jamais été considéré comme un fait historique. Son importance, même aujourd’hui, réside dans la reconnaissance qu’un domaine politique ne nait pas automatiquement là où des hommes vivent ensemble, et qu’il existe des évènements qui, bien qu’ils se puissent se produire dans un contexte strictement historique, ne  sont pas vraiment politiques et peut-être même sans relation aucune avec la politique.  L’idée d’état de nature fait allusion à une réalité qui ne peut être appréhendée par l’idée centrale du XIXe siècle de développement , quelque soit la façon dont nous la concevions -sous la forme de cause et effet, de potentialité et de réalité, d’un mouvement dialectique, ou même d’une simple succession cohérente d’évènements. Car l’hypothèse d’un état de nature implique l’existence d’un commencement séparé de tout ce qui suit comme par un abime impossible à combler.

La relation de la question du commencement au phénomène de la révolution est évidente. Qu’un tel commencement doive être intimement lié à la violence semble être prouvé par ceux, légendaires,  de notre histoire qu’ils soient rapportés par l’ antiquité biblique ou  classique : Caïn tue Abel et Romulus supprime Remus ; la violence est le commencement et, de même, aucun commencement ne pourrait se passer sans violence, sans violation. Les premiers actes enregistrés dans notre tradition biblique et laïque, qu’ils soient connus comme  légendaires ou considérés comme des faits historiques, ont traversé les siècles avec la force que la pensée des hommes acquiert dans les rares circonstances où elle produit des métaphores convaincantes ou des récits universels. La légende parle sans équivoque : toute la fraternité dont les êtres humains sont capables  est née du fratricide, toute organisation politique réussie par les hommes trouve son origine dans le crime. La conviction, au commencement était le crime -dont « l’état de nature » n’est qu’une paraphrase théoriquement épurée -est restée à travers les siècles tout aussi plausible quant à l’état des affaires humaines que la première phrase de Saint Jean, « Au commencement était le Verbe », pour le domaine du salut. “

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