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Gurnah Abdulrazak, Près de la mer.

Par Ferrandh

« Insatisfait de l’inutilité de mon existence, j’entends au moins me divertir de son incommensurable insignifiance », p. 189.

Ignare, je ne connaissais pas du tout les textes de cet immense écrivain qu’est le Tanzanien Abdulrazak Gurnah, né en 1948, à Zanzibar, et enseignant la littérature depuis de nombreuses années en Grande-Bretagne. Il était temps que je répare cette omission. La reconnaissance internationale de cet auteur par le monde littéraire anglo-saxon aurait pourtant dû me mettre la puce à l’oreille. Que de louanges après neuf romans : Paradis, 1999, et Près de la mer, 2006, ont tous deux fait l’objet d’une sélection au Booker Prize et au Los Angeles Times Book Prize. Desertion, 2005, a été sélectionné pour le Commonwealth Writers Prize de 2006. Je me suis donc procuré Près de la mer et lecture faite une certitude s’impose : voilà un des plus beaux écrits qu’il m’ait été donné à lire ces dernières années : maîtrise d’une écriture des plus belles où les effets de manche ne sont pas de mise n’excluant pas pour autant une sophistication littéraire des plus remarquables ; ici, l’imagination, la sensibilité, l’abandon, la nostalgie, l’exil, les souvenirs à reconstruire sont les clefs d’histoires subtilement maîtrisées – narration à tiroirs - des deux personnages centraux aimantés l’un à l’autre par des tragédies familiales communes et une terre natale partagée, Zanzibar. Dans le roman, l’île apparaît moins dans sa dimension africaine que comme porte sublimement ouverte sur un Orient mystérieux, carrefour de tous les négoces où les marchands-navigateurs de la péninsule arabique et d’autres cieux accostent par milliers, malles et ballots déversés sur les quais ; les mythes et les Contes des mille et un nuits y trouvant une terre  d'accueil des plus chaleureux..

« Il me raconta avoir vu un jour un nuage d’embruns courir à la surface de la mer pour s’arrêter à hauteur de l’île. Quand il est allé voir de plus près ce qui se passait, il avait découvert la longue silhouette noire d’un djinn qui dormait sous un arbre, un grand coffre ouvert à côté de lui. Dans le coffre, il y avait une femme qui chantait en se passant la main dans les cheveux, puis elle a léché un à un ses doigts couverts de bagues, comme si du sucre y était resté. C’était peut-être elle que j’avais entendue, cette malheureuse créature enlevée par le djinn noir qui la gardait dans un coffre pour le plaisir. Savais-je pourquoi elle léchait ainsi ses doigts couverts de bagues ? m’a-t-il demandé. Parce que pendant que le djinn dormait, elle séduisait tous les hommes du voisinage  et leur prenait à chacun une bague en souvenir. Ainsi, en se léchant les doigts, revivait-elle les moments heureux passés avec chacun d’eux. J’ai alors compris que pour le vieux gardien, l’île était peuplée d’une vie enchantée, d’officiers de la marine britannique, de médecins anglais et de patients convalescents, de serpents et de femmes emprisonnées qui chantaient dans la nuit, de méchants djinns noirs qui parcouraient sans fin les mers en quête de repos », p.294.

Une terre qui est dramatiquement lointaine de M. Shabaan qui il y a quelques mois à 65 ans, est arrivé sans visa dans cet aéroport glacial de Londres pour y demander l’asile politique. Afin de se remémorer cette Zanzibar bien aimée, il se fie à ses souvenirs qui certes ne sont pas toujours exacts mais qui ont l’immense mérite de faire d’un passé résolu des histoires toujours présentes ; et tant pis si elles sont tragiques, terribles, douloureuses… que peut-on espérer d’autre d’un exil ? Quelles qu’elles puissent-être, ces histoires sont réconfortantes car c’est en elles et par elles que son identité puise sa vie. A Zanzibar, M. Shabaan était un commerçant prospère de meubles de valeur que les colons britanniques et les négociants des mers venaient en nombre acheter. Après l’indépendance, avec la révolution communiste, les affaires étaient devenues laborieuses mais la vie bien que frugale restait agréable. Tout s’est effondré avec la rencontre de ce négociant perse, Hussein, fourbe parmi les fourbes. Mais comment aurait-il deviné que le prêt accordé à ce maudit pervers lui causerait sa perte et son exil forcé après des années de souffrances indicibles. Rien de plus légale en effet que de saisir la maison gagée une fois le délai de recouvrement de la créance venu. Ce n’est que stricte application du droit musulman. Mais c’était sans compter sur la haine destructrice du propriétaire dessaisi de son bien ; une animosité qui va faire renaître des querelles familiales vieilles de plusieurs générations et mettre en péril sa vie et celle des siens. Exilé en Grande-Bretagne pour fuir cette fureur, il aurait pu se penser enfin à l’abri, les souvenirs lui tenant lieu de compagnie. C’était sans compter avec les facéties douloureuses du destin : quelques mois après son arrivée un descendant des expropriés se présente à lui pour réclamer des comptes.

« Je veux aller de l’avant, mais je me retrouve toujours à regarder en arrière,  à fouiller un passé lointain qu’estompent tous les évènements survenus depuis, des évènements tyranniques qui occupent le premier plan et dictent les actes de la vie ordinaire. Pourtant, quand je regarde en arrière, je vois certains objets briller d’un éclat malveillant, et chaque souvenir saigne. C’est un lieu austère que celui de la mémoire, un entrepôt sinistre et désolé aux planchers pourrissants, aux échelles rouillées, où l’on passe parfois du temps à fureter parmi les marchandises abandonnées », p. 116.

Près de la mer est un texte magnifique et d’une grande délicatesse sur le destin individuel soumis aux trahisons, aux vengeances et à l’honneur familial. Echeveaux d’histoires, ce roman a une vocation universelle par la quête d’identité qui y est faite, celle d’un déraciné, d’un exilé, effrayé d’être peut-être devenu un étranger à sa terre natale. Prose raffinée et bouleversante, le lecteur succombe irrésistiblement au charme de ce merveilleux récit.

Gurnah Abdulrazak, Près de la mer, (2001), Galaade Editions, 2006, 314p.


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