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Carte blanche : Le piano humain, un texte inédit de Françoise Clédat

Par Florence Trocmé

Le piano humain 
 

J’étais au théâtre l’autre soir, la scène était noire, agitée de vaguelettes qu’enflait la rumeur de ressac des platines, laquelle s’étirait parfois vers les aigus, déploration de sopranes irréelles –anges ou sirènes, il ne m’intéressait pas de départager – dont la sophistication sonore me ramenait étrangement au bruitage bricolé de certaines pièces radiophoniques écoutées autrefois, dans la même indéfinition noire et mystérieuse du lieu 
Sur les vagues un carré blanc, radeau forcément ou Malevitch, éviter les clichés.  
Blanc sur blanc un homme jeté, inerte, puis à peine bougeant, comme corps par la marée. La lumière, le localisant, le faisait peu à peu sortir de la nuit, et parce que blanc devenir lui-même la lumière et sa source, illuminant un fait dont la réalité, au fur et à mesure que se développait le mouvement, l’emportait sur toute métaphore sans cesser pourtant d’en éveiller les potentialités.  
Ce fait était d’un corps. Et le corps, d'un danseur intégralement voué à réincarner la difficulté originelle du corps à se mettre et à tenir debout, soumis à l'irrésistible attraction de la force de gravité et mû par le désir fou de lui échapper dans un subjuguant et douloureux enchaînement de déséquilibres, de chutes et de remontées. Une Dj dans l’ombre latérale de la scène soutenait et épousait ce travail avec le son de ses platines, sans que l’on puisse dire qui par ces invisibles fils de l’un à l’autre tendus, de l’un gouvernait l’autre.  
Dans la dernière phase, le corps mis debout et semblant sur le point de pouvoir s’y maintenir dans une tension bombée menacée par des oscillations de moindre amplitude, regarde, dis-je à l’enfant qui m’accompagnait, ainsi était ton corps au moment de faire tes premiers pas.  
Mais à peine le danseur, avec l’aisance et l’enfantine jubilation de la marche enfin conquise, parcourait-il apaisé, dans la pleine lumière, le périmètre du carré, une nouvelle phase en lui s’ébauchait, un désir nouveau par quoi parachever son fol arrachement à la pesanteur : l’impossible, voler, tendait déjà le corps vers les airs, le noir se faisait et dans les flash de lumière intermittente on le voyait débouler en hauteur au-dessus du sol comme un animal bondissant dont on n’intercepterait que le sommet des bonds.  
Partiel est le compte-rendu que j’en fais. Exemplaire, l’expérience donnée à vivre, toute densité vitale concentrée dans le corps dont le danseur était l'habitant parfait, chacun de ses muscles, nerfs, tendons au plus juste tendus, resserrés ou relâchés comme cordes de piano par l'accordeur qu'il était à lui-même . C’est ainsi me disais-je , oui, c’est ainsi qu’il devrait être possible à chaque vivant d'habiter chaque seconde de la vie." 
 
Après le rêve - qui si bien décrit l’état qui était le mien lorsqu’au sortir de la salle de spectacle, en l’occurrence l’écrin atemporel d’un théâtre à l’italienne, il me fallut rejoindre le jour ordinaire -, se trouve être le titre d’une installation que je visitai peu après et dont l’extase statique me sembla être, par une de ces coïncidences aléatoires que le hasard mystérieusement nous offre et que je n’ai de cesse de recevoir, le contrepoint exact de la danse à laquelle je venais d’assister . (lire la suite en cliquant sur le lien ci-dessous)


Là encore une boîte noire. La pénombre de la scène. La perception d’un réseau de fils tendus, non plus invisibles mais matérialisés ici par l’entrecroisement, dense et arachnéen à la fois, de fines cordes de textile noir isolant ou protégeant au centre de leur lacis cinq hiératiques robes blanches qui s’élèvent du sol au plafond, trop hautes, trop étirées pour être humaines, et dont le corps au sommet de son étirement, se serait évaporé. 
Ouvrant la mince publication consacrée à la jeune artiste auteur de cette installation, je ne fus qu’à moitié surprise d’y trouver en première page la photographie d’une autre installation où les fils entouraient un piano; mais rompus, et qu’on retrouvait enchevêtrés, emmêlés, recouvrant ou dégoulinant du piano carbonisé tels ses cordes, leur tension éclatée par la chaleur de l’incendie évoqué comme anamnèse dans le texte de présentation : l’enfant pas encore artiste a neuf ans lorsqu’elle assiste au ravage par le feu de la maison de ses voisins. Des sons étranges s’échappent dont elle comprend au matin l’origine : parmi les ruines charbonneuses, un piano à queue dont les cordes en cédant avaient produit les sons. L’enfant aussitôt rentre chez elle où elle se met à jouer du piano. 
 
Retour au théâtre. Dans le hall d’entrée du bâtiment moderne qui abrite le petit théâtre ancien, une fosse; espace à la fois de circulation et d’exposition auquel on accède par un escalier mais que l’on peut aussi dominer depuis la balustrade qui l’entoure. Deux œuvres y sont dressées dont la luisance reflète les moindres déplacements, variations d’ombre et de lumière de l’environnement. Parfaitement figuratives et identifiables, les deux sont surdimensionnées par rapport à l’objet qu’elles figurent, portées à notre échelle humaine ou bien nous transportant nous de notre taille humaine à l’échelle d’une Alice rétrécie par la consommation de trop de champignon. Car il y va de l’enfantin du conte ici. 
L’une des œuvres est un coucou suisse - dont elle reproduit l’esthétique et le décor de feuilles extravagantes -, devenu chalet habitable, portes battantes, si ce n’est qu’on le croirait tout en chocolat.  
L’autre est une feuille de houx, plus exactement deux feuilles de tailles inégales, leur vert de houx érigé au-dessus des sphères rouges et miroitantes de leurs boules, la plus haute des feuilles par une impressionnante tension interne retenue dans un déséquilibre oblique entre les recourbements contradictoires de ses pointes. 
Abandonnés devant chacune des œuvres dont elles font en contrepoint intégralement partie dans la posture où les a comme surpris ou jetés le sort d’on ne sait quel sommeil , deux êtres inanimés forment couple.  
Devant le chalet, l’un la tête pendant hors du seuil, pris dans l’entrebâillement de la porte , l’autre allongée sur le dos, bras et jambe écartés, les visages sans yeux ni bouche, parfaitement inexpressifs, ronds et roses de même que les corps vêtus de costumes folkloriques au couleurs de la Suisse, jupe ample à bandeau pour elle, culotte tyrolienne pour lui.  
Devant le houx, deux gros poussins blancs et floconneux, tête bizarrement rentrée dans le corps avachi, dont le long bec orange en forme de carotte un peu tordue nous fait comprendre qu’il s’agit de deux bonshommes de neige à-demi fondus.  
De temps à autre l’un des deux couples se dresse et s’anime d’une sorte de danse amoureuse un peu hagarde qui rapproche les danseurs l’un de l’autre en une ébauche d’étreinte ou de caresse dont ils n’auraient pas vraiment le mode d’emploi, ou les éloigne, renvoyant chacun à sa mutique solitude , leur pas lents, glissés ou sautillants rythmés comme par une petite boîte à musique qu’on n’entend pas mais qui semble les mouvoir à l’instar de marionnettes par des fils invisibles, ou encore par la mécanique téléguidée que soupçonnent les spectateurs qui n’ont pas assisté au début de l’animation et n’ont pas vu le corps des artistes se glisser à l’intérieur des corps sculptés pour les habiter. 
Dans ce dispositif élémentaire, drôle et un peu triste, je reconnais cette latence où nous plonge la transe d’aimer lorsqu’elle se double de la peur de ne l’être pas, et que chaque acte dans le doute hésite entre s’accomplir et ne s’accomplir pas et se retient d’aller jusqu’au bout de lui-même et de son expressivité. 
Ou, puisque c’est d’art qu’il s’agit, tout se passe comme si , là où nous en sommes de l’histoire , des gestes de l’amour et des représentations que nous nous en sommes donnés si peu restait à inventer que l’invention n’en pouvait passer que par une sorte de régression à un état antérieur des formes, quand elles étaient inabouties et que dans leur inaboutissement elles contenaient, inaltérée, l’incomparable nouveauté que nous sentons en puissance dans l’amour. Dans ce que nous appelons amour. C’est à quoi m’engagent pareillement l’amour vécu et la conjonction à l’intérieur des deux œuvres de leur perfection formelle avec la pantomime décalée qui l’active : revenir à la puissance que recèle toute chose avant qu’elle ne soit entrée dans le schème de ses identifications évoluées. 
 
Il y a de la clownerie dans cette pantomime. Si blancs soient les bonshommes de neige, comme aussi les danseurs trébuchants ou figés décrits en ces pages, leur part de pitrerie n’est pas celle arrogante et autoritaire du Clown blanc mais bien celle de l’Auguste, dont Norman Manea à la suite de Fellini nous dit qu’il représente l’artiste face au Clown du Pouvoir. C’est pourquoi, Auguste moi-même, quoique trop sérieuse, pas assez ludique pour oser le manifester vraiment, j’éprouvais, comme par procuration, que j’étais bien chez moi en ce théâtre. 
La fin de cette chronique, c’est encore à Norman Manea que je l’emprunterai. Il clôt ses notes sur Les clowns par le rappel de la réponse que fit le jeune Paul Celan à la question “Qu’est-ce que la solitude du poète?”:  
“Un numéro de cirque qui n’était pas au programme”. 
 
 
Les oeuvres  
Accidens (Ce qui arrive).
Samuel Lefeuvre, Raphaelle Latini, Nicolas Olivier.  
Présenté à La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc, le 30 mars 2011, dans le cadre du festival 360 degrés 
After The Dream. Chihara Shiota 
Présenté à La maison rouge, Paris, du 12 février 2011 au 15 mai2011 
Helvet Underground 
et 
0°. Clédat & Petitpierre 
Présentés à La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc, du 29 mars 2011 au 01 avril 2011, dans le cadre du festival 360 degrés 
Les clowns : le dictateur et l’artiste. Norman Manea, Éditions du Seuil, 2009 


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