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Décodage de l'image - xiv. de l'aspectivité dans l'art égyptien (linteau e 25681)

Publié le 03 mai 2011 par Rl1948

 

   Après avoir successivement évoqué, devant le fragment de linteau (E 25681) provenant du mastaba de Metchetchi exposé dans la première des deux vitrines 4 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, le 15 mars les différents monuments lui appartenant et disséminés dans quelques-unes des institutions muséales du monde ;  le 22, d'un point de vue sémantique, les titres qui étaient siens dans l'Égypte de l'Ancien Empire ; les 29  mars et 5 avril, ces mêmes appellations mais sous un éclairage historique et social ; enfin, mardi dernier, la notion de déterminatif d'un patronyme, je voudrais ce matin poursuivre l'étude détaillée que nous avons consacrée à ce monument de calcaire, tellement riche de développements,  par une caractéristique capitale qui différencie fondamentalement l'art égyptien de l'art grec : il s'agit de l'aspectivité.   

 

Metchetchi et son fils Ptahhotep (Linteau E 25681)

   Nous devons ce concept auquel j'ai précédemment déjà quelque peu fait allusion à feue l'égyptologue allemande Emma Brunner-Traut : c'est sous le terme aspektive qu'elle désigna ce que d'autres après elle appelèrent en français "multiplicité des points de vue", c'est-à-dire une  représentation simultanée de tous les aspects qui peuvent nous informer sur un sujet donné.

   Et de tout naturellement opposer dans ce sens l'art égyptien à celui de la Grèce antique qui, aux Vème et IVème siècles avant notre ère, s'essaya, notamment dans le domaine de la sculpture, à la perspective, c'est-à-dire à la représentation de ce que l'on  voit à partir de l'endroit d'où l'on regarde ; et qui fait fi de détails par exemple placés derrière, qu'il nous serait évidemment impossible d'apercevoir et qui, peut-être, nous permettraient de mieux appréhender la scène.

   D'emblée, il m'agréerait de souligner que cette notion d'aspectivité que l'on reconnaît à l'art  de l'Egypte ancienne fit partie de bien des aspects de la civilisation. Ainsi celui de la langue, par exemple, où la perspective temporelle est absente dans la mesure où de nombreuses phrases sont dépourvues de verbe, ou de précision quant à la conjugaison ; dans la mesure aussi où sont inexistantes les conjonctions que nous utilisons en français pour relier entre elles une proposition subordonnée et une principale.

     Nous pouvons également la rencontrer au niveau des idées religieuses : le polythéisme ne se présente-t-il pas en effet comme une multiplicité de moyens pour tenter de cerner le divin ?

Enfin, dans l'approche d'un phénomène, nous constatons qu'un même terme peut désigner des choses fort différentes.

   Il serait en réalité ici trop fastidieux et quelque peu hors propos de poursuivre le développement de  mes remarques, aussi me permettrez-vous d'uniquement envisager le concept d'aspectivité dans l'art égyptien avec, en l'occurrence, ce linteau qui, à nouveau, constituera le point nodal de mon intervention de ce matin. 

   Comme tous ses coreligionnaires, l'artiste  qui a réalisé ce monument a tenu à exprimer la totalité des caractères essentiels de sa composition en montrant des éléments normalement cachés à nos yeux ou plutôt à ceux des proches membres de la famille de Metchetchi qui étaient à l'Antiquité susceptibles de se présenter devant la porte de son mastaba  pour venir, avec les prêtres  ritualistes, perpétuer son culte funéraire ...

   Que voyons-nous exactement ? Le visage de Metchetchi figuré de profil, ce qui eût dû entraîner la représentation de l'ensemble du corps également de profil, c'est-à-dire, dans ce cas précis, vu de droite : or,  vous remarquerez que l'oeil mais également les épaules se présentent de face !

Toutefois, l'abdomen est lui aussi de profil.

Oui, mais le nombril de face !

   Quant à son pagne, que les égyptologues nomment "à devanteau triangulaire", il combine une vision émanant à la fois du côté arrière droit et de face.

   Que de distorsions !, penserez-vous avec le grand égyptologue belge Jean Capart qui, à propos d'une gravure semblable dans le mastaba de Nefer-Seshem-Rê, à Saqqarah, n'hésita pas à écrire que la figure entière devient une véritable monstruosité.

   Le terme est un peu fort, certes ; mais bon, acceptons-le comme représentatif d'un temps et demandons-nous aujourd'hui si les artistes des rives du Nil furent à ce point incapables de représenter un corps humain ? 

     Quand on connaît quelque peu les règles qui caractérisent et codifient l'image égyptienne, quand on en comprend les motivations, il n'est évidemment plus possible, comme ce fut jadis l'opinion de certains, d'entériner ce type de raisonnement.

   En outre, à partir du moment où il n'y a pas fondamentalement distorsions tératologiques, admettez que la vision que nous avons - au premier coup d'oeil - de ce haut fonctionnaire de cour, n'est pas vraiment choquante, n'est pas vraiment monstrueuse : les bizarreries n'apparaissent en réalité que si nous scrutons l'oeuvre en détail,  que si nous prenons la peine de nous y attarder - ce qui, par définition, n'est jamais le cas d'un premier coup d'oeil ! 

   Nonobstant, cette particularité de la peinture et de la gravure chez les Égyptiens perturba grandement les historiens de l'art du XIXème siècle et à leur suite ceux des premières décennies du XXème autorisant par exemple, en 1904, Edmond Pottier (1855-1934), qui fut une quinzaine d'années durant Conservateur au Département des Antiquités orientales et de la Céramique antique, ici au Louvre, à avancer dans une étude consacrée à Douris, peintre de vases à figures rouges du Vème siècle avant notre ère, que ce sera après de longs efforts que les Grecs  briseront les conventions tyranniques auxquelles s'étaient pliés les artistes en Égypte, en Chaldée, en Assyrie. Poursuivant, il estime qu'ils ont renoncé à désarticuler l'être humain, sous prétexte de le montrer sous des aspects anatomiquement vrais. Et, un peu plus loin, il ajoute que ce fut la victoire de l'art grec sur la science. On s'habitua à des trois quarts, à des perspectives, à des parties supprimées ou à demi cachées.

   Et de conclure que l'orientation de l'art en fut changée complètement.  

     Qui oserait arguer du contraire ? Seuls, assurément, les termes tyranniques et désarticuler seraient à tempérer eu égard à la meilleure analyse que les égyptologues ont maintenant établie de ces représentations et des codes qui les sous-tendent ; mais également de l'ensemble de la civilisation comme je l'ai souligné d'emblée.

   Un dernier point, avant de nous quitter : ce que j'ai tout à l'heure avancé à propos de la figuration de Metchetchi sous l'angle de l'aspectivité est évidemment d'application, vous vous en doutez amis lecteurs, à celle de son fils qui  paraît se trouver devant lui.

   "Paraît", car d'autres codes bien sûr régissent cette scène ...

   Je me propose de les envisager avec vous dans un futur rapproché. Mais avant cela, mardi prochain, le 10 mai, j'aimerais ouvrir une parenthèse à propos précisément du concept de perspective dans l'art en général ...

(Brunner-Traut : 1973, I, colonnes 474-88 ; Capart : 1907, 24-5Farout : 2009, 3-22 ; Malaise : 1992, 78-168)


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