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Ruines circulaires, 6 : Alexandre Jardin, Entre nuit et brouillard

Par Marcalpozzo

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Jusqu’ici, nous connaissions Alexandre Jardin pour ses bluettes à l’eau de rose, assez peu ragoutantes, je dois bien le dire, et à usage unique. Alexandre a longtemps été le chouchou de ses dames, ménagères de moins de cinquante ans, qui rêvaient d’un gendre idéal, et qui le trouvait en l’image de ce clown (triste), à la fois brillant et talentueux, mais toujours partant néanmoins pour amuser la « galerie ». Et puis voilà ! A quarante-quatre ans, l’éternel enfant romantique signe la fin de la récrée. A quarante-quatre ans, – l’âge où son papa publia son « hymne d’un fils amoureux de son père » –, il l’écrit en toutes lettres : « FINI DE RIRE » ! Le carnet de bord, de sa « lente lucidité » dit-il, est celui d’une confession française ; ce carnet de bord est ce désormais « vrai » roman des Jardin. Celui de la face cachée du mal. Celui de la fin de la cécité. Celui de l’histoire authentique, nous dit-il, de son grand-père, « né Jardin », homme au-dessus de tout soupçon, que le fils, Pascal Jardin, avait baptisé « Le Nain Jaune » ; autrement dit, il nous gratifiait désormais d’une réinterprétation proche d’un « quasi-synonyme du mot enchanteur », lui ayant attribué la « doublure politique de Mickey », le transformant en « une carte à jouer censée porter chance », et que le petit-fils, Alexandre Jardin, rebaptiserait bien, « Le Nain gris ». C’est donc l’histoire de cette France, qui se cherche encore une bonne conscience, et qui trace, comme une ligne jaune (ou noire !), l’axe moral, entre le Bien et le Mal, distribuant les bons et les mauvais rôles, les tâches dignes et indignes, durant la Seconde Guerre mondiale, entre gens très bien, et gens infréquentables. Pourtant, Alexandre Jardin l’a toujours su, « il n’est pas nécessaire d’être un monstre pour se révéler un athlète du pire ».

C’est donc l’histoire d’un secret bien français. C’est l’histoire d’une vie que l’on a dissimulée, en s’attachant à en montrer le futile, le pittoresque ; convoquant la lumière aveuglante, enfouissant la trop dérangeante vérité sous des « kilos de gaieté », enrobant le souvenir interdit sous des « centaines de pages de littérature chatoyante » ; souvenirs cocasses, anecdotes à mourir de rire, jeux de scènes, et pitreries auront eu pour effet, de masquer ce qu’il pouvait y avoir de sombre, caché aux fin fond de son âme, et qu’il aurait été intolérable, pour tous, de dévoiler. « Ma famille, écrit-il, fut, pendant un demi-siècle, championne toutes catégories de ce sport-là : s’exhiber pour se cacher. Mettre du plein soleil là où, chez nous, il y avait eu trop de nuit et de brouillard. En ayant le chic pour enrober l’intolérable de bonne humeur, d’ingéniosité et de pittoresque. » Et Alexandre de n’être pas en reste ! « Issu de la honte », il choisit lui-même, et durant longtemps, de recourir au troublant masque de la légèreté, et au rire forcé. Il avait choisit là, presque malgré lui, la double vie de l’homme au passé inavouable.

Ça n’est donc pas l’histoire du mal radical qu’Alexandre Jardin a choisi de nous conter, mais bien plutôt celle de la banalité du mal. Autrement dit, l’histoire de ces milliers d’individus, que l’on qualifierait ordinairement de parangons de vertus, et qui, parce qu’ils avaient le sentiment d’exécuter des ordres qui leur venait d’en haut, ne se méfièrent pas, qu’ils participaient activement à la plus grande tragédie humaine de l’histoire. « Tôt dans ma vie, j’ai donc flairé, nous dit Alexandre Jardin, avec horreur que des êtres apparemment réglo – et qui le sont sans doute – peuvent être mêlés aux plus vils actions dès lors qu’ils se coulent dans un contexte qui donne un autre sens à leurs actes. Lorsqu’un individu doté d’une vraie colonne vertébrale morale s’aventure dans un cadre maléfique, il n’est plus nécessaire d’être le diable pour le devenir. Le décrochement éthique a déjà eu lieu, sa folle dynamique est enclenchée. » Tous ces « gens très bien » dont le pouvoir avait besoin pour orchestrer sa grande logique de mort de masse. En effet, Alexandre Jardin écrit en substance, et non sans créer le paradoxe : « la criminalité de masse reste par définition le fait d’hommes éminemment moraux. Pour tuer beaucoup et discriminer sans remords, il faut une éthique. »

Des gens très bien est donc le récit de la nausée. La nausée d’une conscience qui s’est longtemps senti l’obligation de taire ce que l’on voulait officiellement enfouir au fin fond de nos mémoires. Le souvenir ne pouvait être oublié, mais le refoulement collectif était là pour veiller à ce que les consciences se taisent. La « cure d’aphasie » allait commencer. Et le Nain jaune, « bardé de morale », de passer donc du brun au gris, puis d’être recouvert en 1978, d’un « jaune » moral, incarnation déclarée de la « bonté » et de la « probité », et qui allait longtemps faire illusion. « Illusion littéraire » confectionnée pour protéger, et qu’il s’agit désormais de détricoter.

C’est là, après treize livres d’une mièvrerie et d’une candeur assumées, le premier qu’Alexandre Jardin accepte d’écrire en prenant le risque de « perdre pied ». C’est ainsi le travail de mémoire d’un homme qui a appris, au fil des années, à jouer la comédie à la suite de sa famille, et notamment son père dit « le Zubial », ce « professeur de cécité » devenu expert en histoires enchantées, afin de protéger les siens du « réel ». Le petit Alexandre, comme toute la fratrie, sera contraint et forcé d’avaler l’histoire re-fabriquée par son père, et son grand-père, afin d’enfouir une vérité que personne ne voulait voir ni entendre. « Les hommes, écrit à ce propos Alexandre Jardin, ont toujours eu un rapport biseauté et mouvant avec la vérité des faits ; et une manière parfois très déroutante de regarder l’évidence placée sous leurs yeux. Entendre une information suppose d’être en mesure de l’écouter sans parasites ; voire de renoncer à son propre système perceptif, à l’effet sécurisant des vieilles convictions, aux fidélités qu’elles impliquent. Discerner une nouvelle épineuse exige au préalable de s’y autoriser. Pour relier des indices, il faut encore désirer le faire. Et puis, on ne conteste pas une pensée dominante, institutionnelle, sans imaginer que la possibilité de s’accorder cette liberté existe bien. Il y a mille méthodes inconscientes pour qui souhaite ignorer une vérité qui crie. »

Au fil des pages, Alexandre reconstitue le puzzle, narre toutes ses années de silence, de recherches obsessionnelles. Le déni collectif auquel il se buta, à chaque reprise qu’il tenta de déterrer le cadavre encore frais de la collaboration, et de l’antisémitisme de son grand-père. Pourquoi ni Pierre Assouline, qui écrivit sur le Nain Jaune, ni Fanny Chèze sur le Zubial, ne virent l’horreur des faits ? De quel souffre se parent véritablement les « belles relations » de son grand-père ? Et le Nain Jaune était-il réellement antisémite ?

Si désormais Alexandre écrit, ça n’est pas seulement pour soulager son âme ! C’est le travail critique d’un homme qui veut pousser son pays à cesser de se trouver des prétextes en recourant systématiquement à cette étrange frontière entre les gens très bien et les gens obscurs. C’est parce que longtemps, Alexandre, comme le reste de ce pays, était pris de ce syndrome, celui de « mourir de dire » (je reprends là le titre d’un très beau livre de Boris Cyrulnik (Odile Jacob) que nous pourrions, je crois, largement mettre en résonnance avec ce récit) ; s’il offre désormais ce véridique roman des Jardin, c’est parce qu’Alexandre ne veut pas mourir, à l’instar de son père, de n’avoir pu formuler cette vérité trop « brûlante » qui rendit si douloureuse la part obscure de son âme.

Il y a là un véritable acte de courage, qu’il s’agit bien sûr de saluer, – j’en veux pour preuve, la peu surprenante cabale qui précéda la sortie de ce récit, et les papiers si agressifs qui parurent pour discréditer la force de cette confession ! – mais probablement est-ce là, la naissance d’un écrivain à laquelle on assiste, le temps nous le dira ; néanmoins, gardons en tête que ce récit est un carnet de bord précieux, qui nous dit le pays dans lequel nous sommes, et l’étrange amnésie qui, depuis plus de cinquante ans, ne cesse de nous rendre aveugles.

(Texte établi à partir du livre d'Alexandre Jardin, Des gens très bien, Grasset, Janvier 2011.)   


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