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Henry Céard : Guy de Maupassant.

Par Bruno Leclercq

Henry Céard : Guy de Maupassant.

Guy de Maupassant

Ceux qui ont connu Guy de Maupassant il y a dix ans, se souviennent d'un individu aux forces puissantes et à l'écriture difficile. Chez lui, l'activité musculaire dominait alors l'activité littéraire. Toujours disposé à faire en canot d'inlassables séances de nage, la page à écrire, au contraire, le trouvait d'exécution plus lente et de décision moins rapide. Les articles où il s'essayait lui prenaient force temps, et il y dépensait force peine. Les vers, par où il s'était surtout fait connaître, il les établissait solidement, mais avec effort ; et prose ou poésie, nouvelles ou articles de journaux, malgré la sonorité originelle de la phrase et la netteté initiale dans la coupe du paragraphe ou de l'alexandrin, personne n'aurait imaginé que sous le pseudonyme de Guy de Valmont se cachait ce Guy de Maupassant qui, plus tard, devait conquérir, dans les lettres, une réputation presque égale à la réputation des maîtres. Boule de Suif même causa un étonnement aux collaborateurs des Soirées de Médan ; ce ne fut qu'un cri le soir de la lecture. Cette nouvelle était incontestablement la meilleure du volume, et quand le public, par son applaudissement décida du succès de l'écrivain nouveau, il confirmait tout simplement les prédictions que lui avaient faites ses camarades.


Henry Céard : Guy de Maupassant.

La presse s'ouvrit toute grande à M. Guy de Maupassant. Il y entra. Là, se présentait pour ses amis l'x d'un grave inconnu. Comment ce littérateur à l'écriture concentrée et au travail un peu pesant se gouvernait-il au milieu des nécessités de la copie au jour le jour ? L'expérience était curieuse et le phénomène fut extraordinaire. Soudainement, l'activité jadis purement musculaire de M. de Maupassant se transforma en activité littéraire, et, ramenées à son encrier, toutes les forces autrefois dépensées en exercices corporels firent de l'écrivain pénible et embarrassé des heures de début, un écrivain souple, facile, et d'une fécondité que la comparaison avec le passé rendait déconcertante.

On n'attend point que nous pratiquions ici l'analyse détaillée des oeuvres nombreuses de M. Guy de Maupassant. Nous n'apprendrons rien aux lecteurs d'Une Vie, de Bel Ami, de Mont-Oriol et des nouvelles à la renommée si retentissante, qu'elles ont vaincu l'indifférence générale et ressuscite un genre dédaigné depuis longtemps. Mais il n'est peut-être pas inutile d'expliquer par quelles voies l'écrivain est entré en communauté avec un public si naturellement réfractaire aux tentatives et si opposé aux nouveautés. Le succès de M. de Maupassant, on peut l'attribuer, j'imagine, à la franchise et à la carrure de sa manière d'être littéraire. Méprisant fort les théories, dédaigneux des complications, fort éloignés des systèmes, il frappe toujours droit et ferme. La virtuosité de la phrase ne le préoccupe pas plus que le raffinement des caractères. Les sujets qu'il choisit de préférence sont des sujets simples, les personnages qu'il montre le plus souvent sont d'une nature un peu abrupte et obéissent à leur sang bien plus qu'à leurs nerfs. Dans sa phrase, il recherche la sonorité, et les effets s'y produisent, non par la couleur, mais par le retentissement des mots. En aucun cas, il ne décrit les choses par le menu, il les indique brièvement, et sait par un détail caractéristique faire sentir une psychologie profonde ou bien évoquer de vastes horizons. En quoi il procède, sans imitation, de Gustave Flaubert, lequel fut son premier maître.

Dès lors, il est facile de se rendre compte de l'irritation que, dans une récente préface, il a manifestée contre les théories de l'école décadente et par quelle pente naturelle de son esprit il a été conduit à protester contre l'écriture artiste. Il est trop sur de sa force pour se distraire à ce qu'il considère comme d'inutiles bagatelles. Concevant avec simplicité, il n'imagine point qu'il y ait intérêt à torturer la langue et qu'il faille alambiquer les substantifs. Au demeurant, son esthétique est assez indécise, et je ne crois pas que les jeunes auteurs trouvent dans la préface de Pierre et Jean le guide sûr et l'impeccable conseil qu'il s'est imaginé donner. Sa grande valeur vient de la puissance de son tempérament. Excellent quand il s'abandonne, il inquiète quand il disserte et confond quand, par argumentation triomphale, il cite des vers de Boileau. Aucune étude, du reste, ne saurait mieux donner une idée exacte de Maupassant que Pierre et Jean, ce roman récemment publié, et pour lequel on peut, sans exagération, prononcer le mot de chef-d'oeuvre. Là, on trouve avec les deux faces, les deux caractères si opposés de son esprit. Ses anciens camarades, dans la préface, le rencontrent avec toutes les incertitudes de ses débuts ; mais dans les pages qui suivent, ils le saluent et l'admirent, parce qu'il atteint une sérénité d'exécution qui, cette fois, va définitivement jusqu'à la maîtrise. Quand je lis ces chapitres d'une analyse, si nette, d'un style si mâle et si clair, quand j'entends ces ironies qui sonnent si gaillardement, cette gaieté sans arrière-pensée, cette émotion sans grimace, tout l'ancien Maupassant, celui des vieilles intimités et des déjà lointaines Soirées de Médan, me revient à la mémoire, et je pense qu'il y a quelque chose encore qui est demeuré plus immuable que son esprit et plus solide que son style : son amitié.

Henry Céard.

La Revue Illustrée, 1er avril 1888.
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