Lorsqu’en 1849 Gustave de Molinari publie les Soirées de la Rue Saint-Lazare, le jeune journaliste et économiste Belge n’est pas encore bien connu. Ce ne sera que bien plus tard qu’il accédera à la notoriété, en particulier en devenant le rédacteur en chef du prestigieux Journal des Économistes, de 1881 à 1919. Dans cet ouvrage pionnier, il met en scène trois honnêtes hommes, un conservateur, un socialiste et un « économiste », autrement dit un libéral dans le langage de l’époque.
Ceux-ci échangent et débattent autour de plusieurs questions fondamentales relatives aux lois économiques, à la propriété, à l’échange, ou encore, comme c’est le cas dans le texte qui suit, au prêt à intérêt. Les idées fortes et claires de Molinari n’ont rien à envier à celles de son illustre contemporain Frédéric Bastiat. C’est la raison pour laquelle nous vous proposons de découvrir ci-dessous le dialogue de la cinquième soirée, portant autour du droit de prêter.
Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste
SOMMAIRE : Droit de prêter. — Législation qui régit le prêt à intérêt. — Définition du capital. — Mobiles qui poussent l’homme à former des capitaux. — Du crédit. — De l’intérêt. — Éléments qui le composent. — Travail. — Privation. — Risques. — Comment ces éléments peuvent être réduits. — Qu’ils ne peuvent l’être par des lois. — Résultats désastreux de la législation limitative du taux d’intérêt.
LE CONSERVATEUR
Chien d’usurier ! prêter à un écervelé qui dissipe d’avance son héritage avec des demoiselles de l’Opéra, et à quel taux, juste ciel ?
L’ÉCONOMISTE.
A qui donc en avez-vous ?
LE CONSERVATEUR.
A un usurier maudit, qui s’est avisé de prêter une grosse somme à l’un de mes fils.
L’ÉCONOMISTE.
A quel taux ?
LE CONSERVATEUR.
A deux pour cent par mois, vingt-quatre pour cent par an, ni plus ni moins !
L’ÉCONOMISTE.
Ce n’est pas trop cher. Songez que vous êtes encore dans la fleur de l’âge, robuste et bien portant. Songez ensuite que la loi interdit formellement l’usure. L’intérêt légal est de cinq pour cent en matière civile, et de six pour cent en matière commerciale.
LE CONSERVATEUR.
Eh ! c’est précisément parce que l’intérêt légal est de cinq et six pour cent, qu’on ne devrait pas prêter à vingt-quatre.
L’ÉCONOMISTE.
On prête cependant. Et s’il faut tout vous dire, je tiens pour sûr que la loi est pour quelque chose dans ces vingt-quatre pour cent.
LE CONSERVATEUR.
Comment ? Mais la loi ne m’autorise-t-elle pas à poursuivre cet infâme usurier…..
LE SOCIALISTE.
Ce vampire du capital…..
L’ÉCONOMISTE.
Qui prête au dessus du taux légal. Eh ! c’est à cause de cela même. Voici ce qui va arriver : Vous allez poursuivre l’usurier chez qui votre fils s’est permis d’escompter son droit à l’héritage. Il sera obligé de se défendre. Le procès sera jugé, et il le gagnera faute de preuves suffisantes. Mais ce procès ne lui aura pas moins coûté quelque argent. De plus, sa réputation aura reçu un nouvel accroc. Tous risques auxquels il ne serait point exposé, si la législation qui limite le taux de l’intérêt n’existait point. Or il faut bien qu’un prêteur couvre ses risques.
LE CONSERVATEUR.
Oui, mais à vingt-quatre pour cent ?
L’ÉCONOMISTE.
Si l’on considère combien les capitaux sont rares aujourd’hui, combien les placements sont chanceux, surtout quand l’emprunteur est un habitué de Breda-Street, combien encore le régime réglementaire a exagéré le prix des procès, on trouvera, en fin de compte, que vingt-quatre pour cent, ce n’est pas trop cher.
LE CONSERVATEUR.
Vous plaisantez. S’il en était ainsi, pourquoi le législateur aurait-il limité à cinq et six pour cent le taux légal de l’intérêt ?
L’ÉCONOMISTE.
Parce que ce législateur-là était un pauvre économiste.
LE CONSERVATEUR.
Vous voulez donc que l’usure soit désormais permise.
LE SOCIALISTE.
Vous voulez que le travail soit livré sans merci à la tyrannie du capital.
L’ÉCONOMISTE.
Je veux, au contraire, que le taux de l’intérêt soit toujours le plus bas possible ; et voilà pourquoi je supplie le législateur de ne plus s’en occuper.
LE CONSERVATEUR.
Mais si l’on ne met aucun frein à la cupidité des usuriers, où donc s’arrêtera l’exploitation des pères de famille ?
LE SOCIALISTE.
Mais si la loi ne borne point la puissance des capitalistes, où s’arrêtera l’exploitation des travailleurs ?
L’ÉCONOMISTE.
Ouf !
LE CONSERVATEUR.
Justifiez donc cette doctrine anarchique et immorale du laisser-faire.
LE SOCIALISTE.
Oui, justifiez donc cette doctrine bancocratique et malthusienne du laisser-faire.
L’ÉCONOMISTE.
Que cet accord me charme….. Dites-moi donc, ô digne et excellent conservateur, n’avez-vous pas applaudi à la fameuse proposition de M. Proudhon, relative à la suppression graduelle de l’intérêt ?
LE CONSERVATEUR.
Moi !!! mais je l’ai flétrie de toute mon indignation.
L’ÉCONOMISTE.
Vous avez eu tort. Vous vous êtes montré souverainement illogique en la flétrissant. Que voulait M. Proudhon ? Il voulait faire descendre, par l’action du gouvernement, l’intérêt à zéro.
LE CONSERVATEUR.
L’abominable utopiste !
L’ÉCONOMISTE.
Cet utopiste se contentait pourtant de suivre les traces de vos législateurs. Seulement, au lieu de s’en tenir à votre limite légale de cinq à six pour cent, il demandait que la limite fût abaissée à zéro.
LE CONSERVATEUR.
N’y a-t-il donc aucune différence entre ces deux limites ? Certes, on peut bien dire aux gens : Vous ne prêterez pas au dessus de cinq ou six pour cent. C’est un taux raisonnable, honnête ! Mais les obliger à prêter pour rien, n’est-ce pas les spolier, les….. Ah ! les brigands de socialistes !
L’ÉCONOMISTE.
J’en suis bien fâché ; mais c’est vous qui les avez engendrés, ces brigands-là. Le socialisme n’est autre chose qu’une exagération radicale, mais parfaitement logique de vos lois et règlements. Vous avez décidé, dans l’intérêt de la société, que la loi disposerait de l’héritage du père de famille ; le socialisme décide, dans l’intérêt de la société, que la loi attribuera à la communauté, l’héritage du père de famille. Vous avez décidé que diverses industries seraient exercées ou salariées par l’État, le socialisme décide que toutes les industries seront exercées ou salariées par l’État. Vous avez décidé que l’intérêt serait limité à cinq et à six pour cent, le socialisme décide que l’intérêt sera réduit à zéro.
Si vous aviez le droit de limiter le taux de l’intérêt, c’est-à-dire de supprimer partiellement l’intérêt, le socialisme a bien le droit, ce me semble, de le supprimer totalement.
LE SOCIALISTE.
C’est incontestable. Nous avons pour nous le droit, de l’aveu même de nos adversaires, et nous en usons jusqu’au bout. En quoi donc sommes-nous blâmables ?
Que les conservateurs gardent des ménagements à l’égard du capital, cela se conçoit. Ils en vivent. Cependant ils ont senti eux-mêmes la nécessité de mettre des limites à l’exploitation capitalistes ; et ils se sont protégés contre les plus habiles ou les plus avides de leur bande. Les capitalistes ont proscrit le prêt à gros intérêt en le flétrissant du nom d’usure. Mais, à notre tour, nous sommes venus, et reconnaissant l’insuffisance de cette loi, nous avons entrepris de couper le mal à la racine et nous avons dit : Que le taux légal de l’intérêt soit désormais abaissé de cinq et six pour cent à zéro. Vous réclamez ! Mais si les capitalistes ont pu légitimement demander la suppression de la grosse usure, pourquoi commettrions-nous un crime en demandant la suppression de la petite ? En quoi l’une est-elle plus légitime que l’autre ?
L’ÉCONOMISTE.
Vos prétentions sont parfaitement logiques. Seulement, vous ne réussirez pas plus à réduire le taux de l’intérêt à zéro que les législateurs du régime impérial n’ont réussi à l’abaisser à un taux maximum de cinq et six pour cent. Vous n’aboutirez comme eux qu’à la faire hausser davantage.
LE SOCIALISTE.
Qu’en savez-vous ?
L’ÉCONOMISTE.
Je pourrais invoquer l’histoire de toutes les lois de maximum, et vous prouver, pièces en main, que chaque fois qu’on a voulu limiter le prix des choses, travail, capitaux ou produits, on l’a invariablement fait hausser. Mais j’aime vous faire voir le pourquoi de cette hausse. J’aime mieux vous expliquer comment il se fait que l’intérêt soit naturellement, tantôt à dix, quinze, vingt et trente pour cent, tantôt à cinq, quatre, trois , deux pour cent et même au-dessous ; comment il se fait encore qu’aujourd’hui loi ad hoc ne puisse le faire baisser.
savez-vous de quoi se compose le prix des choses ?
LE SOCIALISTE.
Vous autres économistes, vous dites communément que le prix des choses se compose de leurs frais de production.
LE CONSERVATEUR.
Et de quoi se composent les frais de production ?
LE SOCIALISTE.
Selon les économistes encore, les frais de production se composent de la quantité de travail qu’il faut dépenser pour produire une marchandise et la mettre au marché.
LE CONSERVATEUR.
Oui, mais le prix auquel les choses se vendent représente-t-il toujours exactement la quantité de travail qu’elles ont coûté, ou leurs frais de production ?
LE SOCIALISTE.
Non ! pas toujours. Les frais de production constituent ce qu’Adam Smith a nommé, assez judicieusement à mon avis, le prix naturel des choses. Or, le même Adam Smith constate que le prix auquel les choses se vendent, le prix courant ne coïncide pas toujours avec le prix naturel.
L’ÉCONOMISTE.
Oui, mais Adam Smith constate aussi que le prix naturel est comme le point central autour duquel le prix courant gravite sans cesse, et auquel il est irrésistiblement ramené.
LE CONSERVATEUR.
D’où cela vient-il ?
L’ÉCONOMISTE.
Quand le prix d’une marchandise dépasse ses frais de production, ceux qui la produisent ou qui la vendent réalisent un bénéfice exceptionnel. L’appât de ce bénéfice extraordinaire attire la concurrence, et à mesure que la concurrence augmente, le prix s’abaisse.
LE CONSERVATEUR.
A quelle limite s’arrête-t-il ?
L’ÉCONOMISTE.
A la limite des frais de production. Quelquefois aussi il tombe au dessous. Mais dans ce dernier cas, la production cessant de donner un bénéfice suffisant se ralentit d’elle-même, le marché se dégarnit et les prix remontent. Grâce à cette gravitation économique, les prix tendent toujours, irrésistiblement, à prendre leur niveau naturel ; c’est-à-dire à représenter exactement la quantité de travail que la marchandise a coûté. J’aurai occasion de revenir encore sur cette loi, qui est véritablement la clef de voûte de l’édifice économique.
Je reprends. L’intérêt se compose de frais de production. Autour de ces frais de production gravite incessamment le prix courant de l’intérêt.
LE CONSERVATEUR.
Et de quoi, je vous en pris, se compose les frais de production de l’intérêt ?
L’ÉCONOMISTE.
Ils se composent de travail et de risques de pertes ou de dommages, dont il faut déduire…
LE CONSERVATEUR.
Quoi donc ?
L’ÉCONOMISTE.
Du travail et des risques de pertes et de dommages.
LE CONSERVATEUR.
Voilà qui n’est pas clair.
L’ÉCONOMISTE.
Cela s’éclaircira tout à l’heure. Et d’abord que prête-t-on ?
LE CONSERVATEUR.
Eh ! mais on prête des choses qui ont une valeur.
L’ÉCONOMISTE.
Avoir une valeur, c’est, vous le savez, être propre à satisfaire l’un ou l’autre des besoins de l’homme. Cette propriété, comment les choses l’acquièrent-elles ? Tantôt elles la possèdent naturellement, tantôt on la leur donne par le travail.
La valeur que la nature donne aux choses est gratuite. La nature travaille pour rien. L’homme seul fait payer son travail, ou pour mieux dire il échange son travail contre le travail d’autrui. Les choses s’échangent en raison de leurs frais de production, c’est-à-dire en fonction des quantités de travail qu’elles contiennent. Ces quantités de travail sont le fondement de leur valeur échangeable. Plus on a de choses contenant du travail et plus on est riche : mieux, en effet, on peut satisfaire à ses besoins, soit en consommant ces choses, soit en les échangeant contre d’autres choses consommables. Si l’on ne veut pas les consommer immédiatement on peut encore les garder ou les prêter.
Ces choses qui contiennent du travail utile s’appellent des capitaux.
Les capitaux s’accumulent par l’épargne.
Deux mobiles excitent l’homme à épargner.
Le premier dérive de la nature même de l’homme. La période du travail ne s’étend guère au delà des deux tiers de la vie humaine. Dans son enfance et dans sa vieillesse, l’homme consomme sans produire. Il est donc obligé de mettre en réserve une partie de son travail de chaque jour afin d’élever sa famille et de pourvoir à sa propre subsistance dans sa vieillesse. tel est le premier mobile qui pousse l’homme à ne pas consommer immédiatement tout le fruit de son travail, à accumuler des capitaux.
Il y en a une autre encore.
A la rigueur, l’homme peut produire sans capitaux…
LE CONSERVATEUR.
Où cela s’est-il vu ?
L’ÉCONOMISTE.
Croyez-vous que les premiers hommes soient nés avec un arc et des flèches, une hache et un rabot à leurs côtés ? A la rigueur, on peut donc produire sans capitaux, mais on ne peut pas produire grand’chose. Pour créer beaucoup de choses utiles moyennant peu d’efforts, il faut des instruments nombreux et perfectionnés ; certaines choses exigent, en outre, beaucoup de temps pour être produites. Or, le producteur ne peut vivre pendant ce temps, s’il ne possède une avance suffisante de subsistances, s’il n’a devers lui un certain capital. On est donc intéressé à épargner du travail, à accumuler des capitaux, afin de pouvoir augmenter sa production tout en diminuant ses efforts, afin de rendre son travail plus fructueux.
LE CONSERVATEUR.
C’est cela.
L’ÉCONOMISTE.
Mais ce deuxième mobile qui porte à accumuler des capitaux est bien moins général que le premier. Il n’agit que sur les entrepreneurs d’industrie et sur ceux qui aspirent à le devenir ?
LE CONSERVATEUR.
C’est-à-dire sur tout le monde.
L’ÉCONOMISTE.
Non ! il y a beaucoup d’ouvriers de manufactures qui ne songent pas à devenir manufacturiers, beaucoup d’ouvriers laboureurs qui n’ont pas l’ambition de diriger une ferme, beaucoup de commis-banquiers qui n’aspirent pas à fonder une banque. Et à mesure que l’industrie se développera sur une échelle plus vaste, il y en aura de moins en moins.
Dans l’état actuel des choses, les entrepreneurs de production sont déjà en minorité. Si ces entrepreneurs étaient réduits à leurs seules épargnes de travail, aux capitaux qu’ils peuvent accumuler eux-mêmes, cela serait tout à fait insuffisant.
LE CONSERVATEUR.
Sans aucun doute. Si chaque entrepreneur de production, manufacturier, agriculteur ou négociant se trouvait réduit à ses seules ressources ; s’il n’avait à sa disposition que ses propres capitaux, la production se trouverait incessamment entravée faute d’avances suffisantes.
LE SOCIALISTE.
Tandis qu’il y aurait entre les mains des non-entrepreneurs une quantité considérable de capitaux inactifs.
L’ÉCONOMISTE.
On a surmonté cette difficulté au moyen du crédit.
LE SOCIALISTE.
Dites qu’on aurait dû la surmonter. Malheureusement, la société n’a pas su encore organiser le crédit.
L’ÉCONOMISTE.
Le crédit s’est organisé de lui-même, dès le commencement du monde. Le jour où, pour la première fois, un homme a prêté à un autre homme un produit de son travail, le crédit a été inventé. Depuis ce jour, il n’a cessé de se développer. Des intermédiaires se sont placés entre les capitalistes et les entrepreneurs. Ces marchands de capitaux, banquiers ou agents d’affaires se sont multipliés à l’infini. On a établi des bourses, où l’on vend des capitaux en gros et en détail.
LE SOCIALISTE.
Ah ! les bourses… ces vils repaires, où les proxénètes du capital viennent négocier leurs marchés impurs. Quand donc fermera-t-on ces temples de l’usure ?
L’ÉCONOMISTE.
Fermez donc, en même temps, le marché des Innocents, car on y vole aussi… Le prêt des capitaux s’est donc organisé sur une échelle immense, et il est destiné à se développer bien plus encore lorsqu’il aura cessé d’être directement et indirectement entravé.
On accumule des capitaux sous toutes les formes. Mais sous quelle forme les accumule-t-on le plus volontiers ? Sous la forme d’objets durables, peu encombrants et facilement échangeables. Certains objets réunissent ces qualités à un plus haut degré que tous les autres, je veux parler des métaux précieux. Le loyer des métaux précieux est devenu, en conséquence, le régulateur de tous les loyers. Lorsqu’on prête son capital sous une forme moins durable et plus aisément dépréciable, on fait payer à l’emprunteur cette différence de durabilité et de dépréciabilité. On loue un mobilier ou une maison plus cher qu’une somme d’argent de même valeur.
Lorsqu’on prête un capital sous forme de métaux précieux, le prix du prêt prend le nom d’intérêt, lorsque le prêt s’effectue sous une autre forme, lorsqu’on prête des terres, des maisons, des meubles, etc., le prix se nomme loyer.
L’intérêt, c’est donc la somme que l’on paye pour avoir l’usage d’une certaine quantité de travail accumulé sous la forme la plus durable, la moins encombrante et la plus aisément échangeable.
Tantôt cet usage se paye plus ou moins cher, tantôt il est gratuit, tantôt aussi les capitalistes payent une prime à ceux à qui ils confient leurs capitaux.
LE CONSERVATEUR.
Plaisantez-vous ? où a-t-on vu des prêteurs payer un intérêt à leurs emprunteurs ? ce serait le monde renversé !
L’ÉCONOMISTE.
Savez-vous à quelles conditions les premières banques de dépôt qui furent établies à Amsterdam, à Hambourg et à Gênes recevaient des capitaux ? A Amsterdam, les capitalistes payaient d’abord une prime de 10 florins quand on leur ouvrait un compte ; ils payaient ensuite un droit de garde annuel de un pour cent. En outre, les monnaies subissant en ce temps-là des dépréciations considérables, la banque prélevait un agio plus ou moins élevé sur la somme déposée. A Amsterdam, l’agio était communément de cinq pour cent. Eh ! bien, malgré la dureté de ces conditions, les capitalistes aimaient mieux confier leurs capitaux à la banque que de les garder ou de les prêter directement aux gens qui en avaient besoin.
LE SOCIALISTE.
L’intérêt était alors en moins.
L’ÉCONOMISTE.
Vous l’avez dit. Or comme, en tout temps, l’homme qui a accumulé un capital est obligé de se livrer à une certaine surveillance et de courir certains risques en le conservant lui-même ; comme il peut arriver qu’il se donne moins de peine et courre moins de risques en le prêtant, l’intérêt peut donc, en tout temps, tomber à zéro ou même en dessous de zéro.
Mais vous concevez aussi que si cette partie négative des frais de production de l’intérêt venait à s’élever très haut ; si la conservation des capitaux était soumise à de très hauts risques, par le manque de sécurité ou l’exagération de l’impôt ; si le prêt n’offrait de même qu’une sécurité insuffisante, l’accumulation s’arrêterait. On cesserait d’épargner des capitaux, si l’on cessait d’avoir la certitude de les consommer soi-même, du moins en grande partie. L’homme se mettrait à vivre au jour le jour sans souci de sa vieillesse ou de l’avenir de sa famille, sans se préoccuper non plus de perfectionner ou de développer son industrie. La civilisation rétrograderait rapidement sous un tel régime.
Plus la partie négative de l’intérêt est faible, et plus est énergique le stimulant qui pousse l’homme à épargner.
Examinons maintenant la partie positive de l’intérêt.
Celle-ci représente du travail, des dommages et des risques.
Si vous prenez une certaine peine, si vous subissez certains dommages, et si vous courez certains risques en gardant vos capitaux, vous êtes communément obligé de prendre plus de peine encore, de supporter plus de dommages, et de courir plus de risques en les prêtant.
Dans quelles circonstances, vous, capitaliste, êtes vous disposé à prêter un capital ?
C’est lorsque vous n’en avez pas vous-même l’emploi actuellement. Vous le prêtez volontiers jusqu’à l’époque où vous en aurez besoin. Deux emprunteurs, deux hommes qui ont actuellement besoin d’un capital, se présentent à vous : avec lequel des deux ferez-vous affaire ? Vous choisirez, n’est-il pas vrai, celui qui vous présentera les meilleures garanties matérielles et morales, le plus riche et le plus probe, c’est-à-dire celui qui vous remboursera le plus sûrement. A moins toutefois que son concurrent ne vous offre une somme plus forte, auquel cas vous apprécierez la différence des risques et celle des offres, et vous prononcerez. Si vous vous décidez pour le second, c’est que le surplus de l’offre vous aura paru balancer, et un peu au delà, la différence des garanties matérielles et morales.
L’intérêt sert donc à couvrir des risques.
Vous prêtez votre capital pour une période déterminée ; mais êtes-vous bien sûr de n’en avoir pas besoin dans cette période ? ne peut-il survenir quelque accident qui vous oblige à recourir à votre épargne ? n’arrive-t-il pas, aussi fréquemment, que l’on prête un capital dont on a besoin soi-même ? Dans le premier cas, le dommage n’est qu’éventuel ; dans les second, il est réel ; mais éventuel ou réel, ne doit-il pas être compensé ?
L’intérêt sert donc à compenser des dommages.
Vous conserverez votre capital dans un coffre, dans une grange ou ailleurs. Si vous le prêtez, vous serez obligé de prendre une certaine peine, d’exécuter un certain travail, en le déplaçant, en faisant constater le prêt, comme aussi en surveillant l’emploi du capital prêté. Ce travail doit être rémunéré.
L’intérêt sert donc à salarier un travail.
Une prime servant à couvrir un risque, une compensation servant à couvrir un dommage, un salaire servant à rémunérer un travail, tels sont les éléments positifs des frais de production de l’intérêt.
Ces trois éléments se retrouvent, à des degrés différents, dans tous les prêts à intérêt.
LE SOCIALISTE.
On les supprimerait en organisant le crédit.
L’ÉCONOMISTE.
Voyons ! S’agit-il des risques ? Vous aurez beau faire, vous prêteur, que vous soyez un banquier, un intermédiaire, ou un producteur de capitaux, un épargneur, vous courrez toujours des risques en prêtant.
A moins que : 1° Vous n’ayez affaire à des gens d’une probité absolue et d’une intelligence parfaite ; 2° A des gens dont l’industrie ne soit exposée, soit directement, soit indirectement, à aucune catastrophe fortuite.
Jusque là vous courrez des risques, et on sera obligé de vous payez une prime pour les couvrir.
LE SOCIALISTE.
J’en conviens ; mais si l’industrie était moins chanceuse, cette prime pourrait être considérablement réduite.
L’ÉCONOMISTE.
Oui, considérablement. Étudiez donc les causes réelles qui rendent l’industrie chanceuse au lieu de fonder des banques d’échange. Étudiez encore les causes qui altèrent la moralité des populations ou dépriment leur intelligence.
LE CONSERVATEUR.
Voici un point de vue qui me paraît assez neuf. L’intérêt peut donc être plus bas dans un pays où il y a beaucoup de moralité et d’intelligence pratique des affaires que dans un pays où il y en a peu.
L’ÉCONOMISTE.
Dites qu’il doit être plus bas. Ne prêtez-vous pas plus volontiers à un honnête homme qu’à un demi-fripon ?
LE CONSERVATEUR.
Cela va sans dire.
L’ÉCONOMISTE.
Eh bien ! ce que vous faites, tout le monde le fait comme vous. Le taux de l’intérêt monte à mesure que la moralité baisse ; il monte encore à mesure que l’intelligence se déprime ou se fausse. Retenez bien ces maximes économiques, et sachez en faire l’application à propos.
Les risques qui forment indubitablement la partie la plus considérable des frais de production de l’intérêt, peuvent baisser dans une proportion très forte ; mais je doute qu’ils puissent complètement disparaître.
LE SOCIALISTE.
Si j’ai bonne mémoire, l’un des chefs de l’école saint-simonienne, M. Bazard, pensait tout le contraire.
L’ÉCONOMISTE.
Vous faites confusion. Voici ce que M. Bazard écrivait dans sa préface de la traduction française de la Défense de l’usure de Jérémie Bentham :
« …. Il est permis de conclure que l’intérêt, en tant que représentant le loyer des instruments de travail, tend à disparaître complètement, et que des parties qui le composent aujourd’hui, la prime d’assurance est la seule qui doive rester en se réduisant elle-même, par suite des progrès de l’organisation industrielle, sur la proportion des seuls risques qui peuvent être considérés comme au-dessus de la prévoyance et de la sagesse humaine [1]. »
Avec M. Bazard, je doute que les risques du prêt disparaissent jamais complètement ; car je ne pense pas qu’on réussisse jamais à supprimer tous les accidents, naturels ou autres, qui menacent les capitaux prêtés. Les employeurs de capitaux, ceux qui les exposent à être détruits, auront donc toujours une prime d’assurance à payer pour couvrir ce risque.
LE SOCIALISTE.
Cependant la mutualité…..
L’ÉCONOMISTE.
Aucune mutualité ne saurait empêcher un risque qui existe de tomber sur quelqu’un. Vous prêtez un capital à un fermier dont les bâtiments d’exploitation peuvent être détruits par un incendie, dont les récoltes peuvent être ravagées par la grêle, les charançons, et que sais-je encore ? Vous courez en conséquence différents risques. Ces risques doivent être couverts, sinon vous ne prêterez pas.
LE SOCIALISTE.
Mais si le fermier est assuré contre l’incendie, la grêle et les charançons ?
L’ÉCONOMISTE.
Il n’en payera pas moins une prime annuelle sur le capital que vous lui aurez prêté pour augmenter son matériel d’exploitation ou pour développer ses cultures ; seulement, au lieu de vous la payer à vous, il la payera à des assureurs. Il la payera moins cher, car c’est leur spécialité d’assurer, et ce n’est pas la vôtre ; mais il la leur payera. Les parties de l’intérêt qu’il déboursera annuellement pour avoir l’usage de votre capital seront séparées, mais elles n’en subsisteront pas moins.
LE CONSERVATEUR.
Et le loyer, pensez-vous avec M. Bazard qu’il puisse disparaître ?
L’ÉCONOMISTE.
Le loyer, tel que le définit M. Bazard, c’est la partie des frais de production de l’intérêt, représentant la compensation du dommage et le salaire du travail.
Peut-on se dessaisir d’un capital, sans éprouver aucun dommage par suite de son absence ? Oui, si l’on est sûr de n’en avoir pas besoin jusqu’à l’époque où il sera remboursé, ou bien encore de pouvoir le récupérer ou le réaliser sans perte. Ces deux circonstances se présenteront-elles un jour d’une manière régulière, normale, permanente ? Arrivera-t-il que tout le capital utilisé dans la production soit remboursable ou réalisable sans perte, à la volonté des prêteurs ?
LE CONSERVATEUR.
Chimère !
L’ÉCONOMISTE.
Je ne serai point si affirmatif. Il faut bien remarquer que tous les capitaux employés ou même employables dans la production ne constituent pas tout le capital disponible de la société. On ne prête généralement que les capitaux dont on n’a pas besoin actuellement. Eh bien, il pourra arriver qu’on n’en prête plus d’autres. On ne subira plus alors aucun dommage effectif en prêtant. Sera-t-il possible de supprimer, de même, le dommage éventuel ? Le roulement des capitaux finira-t-il par s’opérer d’une manière assez parfaite pour que les sorties des capitaux de la production soient régulièrement compensées par les entrées ? Voilà ce que je ne saurais dire, mais ce qui est possible. Si la production et la circulation des capitaux n’étaient pas ralenties et troublées par mille entraves, on serait bientôt pleinement édifié à cet égard.
Reste le salaire rémunérant le travail du prêt, la peine que se donne le prêteur en prêtant. Ce travail est réel, et comme tout travail réel, il mérite salaire.
Depuis l’invention et la multiplication des banques, ce travail s’est déplacé ou divisé. Le capitaliste qui envoie son argent à une banque ne se donne qu’une très faible peine. En revanche, la banque qui prête cet argent à un entrepreneur d’industrie accomplit un véritable travail et supporte des frais assez considérables. Ce travail doit être rémunéré, ces frais doivent être couverts. Qui doit les payer ? Évidemment celui qui emploie le capital, à charge de les rejeter sur le consommateur de la denrée produite à l’aide de ce capital.
Peut-on supposer que ces frais disparaissent jamais ? Non ! s’ils peuvent se réduire, par la multiplication du nombre des intermédiaires exerçant spécialement le métier de prêteurs de capitaux. Ils ne sauraient s’annuler tout à fait. Une banque doit et devra toujours payer son local, ses employés, etc. Voilà, au moins, une partie des frais de production de l’intérêt qui est indestructible.
LE CONSERVATEUR.
Ah ! c’est fort heureux.
L’ÉCONOMISTE.
Pourquoi donc ? La société qui consomme les produits du travail n’est-elle pas intéressée à ce qu’ils se vendent au prix le plus bas possible ? or, l’intérêt du capital figure pour une part plus ou moins forte dans le prix de toutes choses. S’il n’existait pas ou s’il était plus faible, on se procurerait ces choses en échange d’une moindre quantité de travail, puisqu’elles en contiendraient moins.
L’aisance générale des populations croît à mesure que l’intérêt s’abaisse ; elle serait à son maximum si l’intérêt venait à tomber naturellement à zéro.
LE SOCIALISTE.
Je saisis parfaitement cette analyse des frais de production de l’intérêt ; je vois que l’intérêt se compose de parties réelles qu’il faut couvrir, sans quoi…. sans quoi…..
L’ÉCONOMISTE.
… les capitalistes ne prêteraient point leurs capitaux, ou si on les forçaient à les prêter, ils cesseraient d’en former, ils cesseraient d’épargner. Or comme les capitaux, sauf peut-être les métaux précieux et quelques autres denrées, sont essentiellement destructibles, les capitaux actuels de la société, champs de blé, pâturages, vignes, maisons, meubles, outils, approvisionnements disparaîtraient d’ici à un petit nombre d’années, si l’on ne prenait soin de les entretenir et de les renouveler par le travail et l’épargne.
LE SOCIALISTE.
Vous avez rendu ma pensée. Je vois aussi que ces différentes parties des frais de production tendent naturellement à se réduire. mais le prix courant de l’intérêt est-il donc toujours la représentation exacte des éléments ou frais de production de l’intérêt ?
L’ÉCONOMISTE.
Il en est du capital comme de toute chose. Lorsqu’on offre plus de capitaux qu’on n’en demande, le prix courant de l’intérêt baisse. Néanmoins il ne saurait jamais tomber beaucoup au-dessous des frais de production, car on aime mieux garder un capital que de le prêter à perte. Il peut monter au-dessus, lorsque la demande des capitaux est plus active que son offre. Mais si la disproportion devient trop forte, les capitaux attirés par la prime de plus en plus considérable qui leur est offerte, affluent bientôt au marché et l’équilibre se rétablit. Le prix courant se confond alors, de nouveau, avec le prix naturel.
Cet équilibre s’établit de lui-même, à moins que des obstacles factices ne l’empêchent de s’établir. Je vous parlerai de ces obstacles lorsque nous nous occuperons des banques. Mais c’est principalement sur les frais de production qu’il faut agir pour abaisser d’une manière régulière et permanente le taux de l’intérêt. Or ces frais ne sauraient être supprimés, en tout ou en partie, au moyen d’une loi.
LE CONSERVATEUR.
Enfin, nous voici revenus au taux légal !
L’ÉCONOMISTE.
On ne peut pas plus dire à un capitaliste : « Tu ne céderas point ton capital, au-dessus d’un intérêt maximum de cinq et six pour cent », qu’on ne peut dire à un marchand : « Tu ne vendras point ton sucre au-dessus d’un prix maximum de huit sous la livre. » Si avec huit sous le marchand ne peut rembourser les frais de fabrication du sucre, et rémunérer son propre travail, il cessera de vendre du sucre. De même, si avec un intérêt maximum de cinq ou six pour cent le capitaliste ne couvre pas les risques du prêt, le dommage résultant de la privation de son capital et la peine qu’il se donne en prêtant, il cessera de prêter.
LE CONSERVATEUR.
On ne cesse pas cependant. Mon usurier…
L’ÉCONOMISTE.
Ou s’il continue à prêter, ne sera-t-il pas obligé d’ajouter à l’intérêt la prime des risques supplémentaires qu’il court en violant la loi ? C’est ce que n’a pas manqué de faire votre usurier. Sans la loi du taux de l’intérêt, il n’aurait exigé peut-être que vingt pour cent, ou moins encore.
LE CONSERVATEUR.
Quoi ! vous pensez que les frais de production de l’intérêt du capital prêté à mon fils s’élèvent bien à vingt pour cent ?
L’ÉCONOMISTE.
Je le pense. On court de gros risques en prêtant aux jeunes habitués de Breda-Street. Ces aimables escompteurs du droit à l’héritage n’offrent pas, avouez-le, des garanties morales bien solides ?
LE SOCIALISTE.
Cependant, à tout prendre, la loi prohibitive de l’usure n’a pu avoir des résultats bien funestes. On s’y dérobe si aisément.
L’ÉCONOMISTE.
Détrompez-vous : Beaucoup d’hommes se trouvent dans une situation telle qu’ils ne peuvent emprunter, à moins de payer un gros intérêt. Or la loi ayant interdit le prêt dit usuraire, les gens qui respectent religieusement la loi existante, qu’elle soit bonne ou mauvaise, s’abstiennent de prêter à ces hommes besoigneux. Ceux-ci sont réduits à s’adresser à certains individus qui n’ont point de ces scrupules, et qui profitent de leur petit nombre et de l’intensité des besoins de leurs clients pour surélever encore le taux de l’intérêt.
La loi limitative du taux de l’intérêt établit, vous le voyez, un véritable monopole au bénéfice des prêteurs les moins scrupuleux, et au détriment des emprunteurs les plus misérables. C’est grâce à cette loi absurde, que les prêteurs interlopes ou usuriers égorgent les ouvriers et les petits marchands qui empruntent à la petite semaine, les négociants qui viennent d’éprouver un sinistre, et tant d’autres.
Comprenez-vous maintenant que l’économie politique s’élève, au nom de l’intérêt des masses, contre cette limitation du droit de prêter, et qu’elle entreprenne la défense de l’usure ?
LE SOCIALISTE.
Oui, je le comprends. Je vois que la loi n’empêche pas l’usure ; je vois, au contraire, qu’elle la rend plus âpre. Je vois que si cette loi restrictive venait à être abolie, les emprunteurs les plus besoigneux payeraient une prime de moins aux prêteurs.
L’ÉCONOMISTE.
Ce serait un bienfait immense pour les classes les plus misérables de la société. Réclamons donc l’abolition de l’intérêt légal, ce sera le meilleur moyen d’avoir raison des usuriers et d’en finir avec l’usure.
Note
[1] Préface de la Défense de l’usure, de J. Bentham. — Mélanges d’Économie politique, t. II, p. 518. Édition Guillaumin.
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