Magazine Culture

L'Antagonie, de Serge Sautreau (par Renaud Ego)

Par Florence Trocmé

Sautreau Le poète Serge Sautreau est mort le 18 Mars 2010 à l’âge de soixante-six ans. Depuis plusieurs années, une grave insuffisance respiratoire l’avait peu à  peu cloué chez lui.  
Tout en travaillant à l’édition d’un vaste essai poéticopolitique, le Sens de l’excès (toujours inédit), il avait tenu au cours des années 2007-2008 un journal poétique, à la fois habité par l’urgence, le désespoir parfois, mais surtout par la grâce d’être vivant encore malgré tout. Malgré le souffle court, les quintes d’asphyxie, la presque réclusion, le tube qui le reliait à des bombonnes d’oxygène et qui rendait de plus en plus rares et précaires ses sorties hors du logis pour de courtes excursions dans ce Cantal où il vivait et qu’il magnifie dans ces ultimes pages.  
L’Antagonie est un livre de l’extrême vie au bord de prendre fin. C’est un dernier bond hors de la nasse, dans la lumière. Parce que la lumière est là avec ses miracles de tendresse réelle dont toute apparition subreptice réitère le don pur, gratuit, comme le mont Cenis par la fenêtre, le vol des milans rouges, un froissement d’air ou « un renard aujourd’hui fléchant la route tel un tranquille trait de feu roux et toute la fourrure ondulante des prés frémissant comme s’il ne passait jamais de comètes dans le blanc des ombellifères. »  
L’Antagonie est la réponse épousant et s’opposant à l’agonie lente que vécut Serge Sautreau dans les dernières années de son existence. Réponse magnifique par sa hauteur de ton, son élégance à ne jamais s’apitoyer, son savoir-vivre en somme quand la vie, pourtant minée par la certitude de son imminente interruption, demeurait pour lui qui la désirait avec ardeur, une trame certes décousue mais éblouie d’illuminations et de feux de joie faits de toute brindille disponible. « Autrefois, jadis, j’avais une vie (…) Aujourd’hui, je suis en vie. Dans quelque chose qui ressemble à la vie. La place que j’y occupe de surcroît s’amenuise. Je ne suis plus que ce surcroît. »  
Un surcroît de liberté, d’intensité et de lucidité, ce pourrait être une définition de ce poème. Décidé à tout vivre, quand même ne lui sont plus offertes que de menues parcelles d’un vaste et bel aujourd’hui hors de portée, Serge Sautreau écrit alors en tous sens. Lui dont certains de ses poèmes antérieurs étaient de patientes quêtes d’exactitude se voue ici à une vitesse d’écriture. « Pas le temps. Pas le temps de faire autrement », écrit-il ainsi au seuil de ce livre. Signe de l’urgence qui l’habitait, cette vitesse brusque les convenances, abolit toute prudence, s’interdit tout reniement pour se couler dans la haute, la fantasque foulée nomade de l’esprit, puisque la marche pour ne rien dire de la danse lui sont désormais inaccessibles. Mais il y a davantage dans cet art du mouvement : une confiance dans la justesse qu’il y a à entonner un chant baroque, sans précaution ni calcul, sans préméditation ni retour en arrière, dans l’ouverture à toutes les tessitures de la parole. « Tout ce qui n’est pas gratuit, spontané, immédiat est une erreur. Seule la grâce ne ment pas », dit-il. La grâce, c’est alors son humour, – « Hormis l’osier qui grince, le fauteuil à bascule offre toutes les garanties d’une solide métaphore » ; ce sont ses coqs à l’âne, ses facéties à jouer avec le langage pour n’être pas le jouet de ses silences ou de ses pannes. Ainsi quand, partant du mot « déjà », il déroule une invraisemblable charade : « Déjà. Déjà là. Déjà le matin. Déjà le jour. Déjà l’aujour et l’aujourd’hui. Des jappas des mantras. Des Japonais. Des jacuzzi. Des jattes de figues. Des jappements. Des janissaires. Des jarres du septième ciel… », et cela toute une page à mimer dans le langage la floraison et la luxuriance de la vie. Avec plus de gravité, souvent, il défie le souffle qui lui manque, en écrivant de longs poèmes qui semblent d’un jet et qui, en tout cas, se lisent d’un seul, sans pause nécessaire ni possible, comme si Serge Sautreau surmontait de la sorte les accrocs et cahots de sa propre respiration. Pas dupe, non, mais souriant tout de même de ce bon tour joué à l’invincible adversaire. Il en va de même de poèmes circulaires, reprenant en les modifiant à peine de grandes laisses qui, abouchées les unes aux autres, tournoient et se relancent, relancent la ronde dansante de leur spirale pour un envol que rien ne vient interrompre. Et c’est avec l’autorité d’un très grand poète qu’il peut déclarer — aussi je le citerai longuement : « Si j’écrivais, si vraiment j’écrivais la bibliothèque infinie s’écroulerait de stupeur et je respecte trop le bois pour laisser les livres en lévitation dans un haut vol d’entre deux airs dégagés qu’ils seraient de leurs supports venus des forêts pleines de secrets et de savoirs étranges d’autant qu’à leurs tours encres et vélins perdraient pied peu à peu pour entrer dans le seul univers disponible où les mots eux-mêmes retrouveraient leur état flottant originel en sorte qu’images et pensées se montrent enfin à nu et dévoilent leur éternelle fugacité de fuite face à l’affront qui leur fut fait lorsque le temps commença d’assigner à toute chose ses limites et à ceci cela et toute place est marquée de toute éternité dans le destin aléatoirement balisé des arbres et des phrases d’où il s’ensuit que si j’écrivais, si vraiment j’écrivais… » etc., écrivant vraiment, quoi qu’il en dise, d’un souffle arraché au vivant, à l’inhumain souffle exténué qui le tient en laisse, et c’est pourquoi, il peut dire ailleurs « Si je respirais je n’écrirais pas ce que j’écris en boucle d’agonie perpétuelle / et qui n’est pas écrire ce qui s’appelle écrire / et qui suppose quelque grand souffle spontanément disposé à se dispenser de toute question du genre si je respirais / puisque si je respirais je n’écrirais pas je vivrais / en boucle d’agonie perpétuelle de ce qui s’appelle écrire ». Parfois, quand les terribles quintes de toux lui font souhaiter n’en pas revenir, il n’a plus le loisir que de brèves notations. En certaines, les syllabes coupées, les mots réduits à des bribes disent d’eux-mêmes la fin qui les menace. D’autres empruntent à la poétique des listes leur goût de l’essentiel. En d’autres encore, toute l’immensité afflue et se tient là, concentrée, dans la calme puissance explosive d’aphorismes : « L’irruption est nomade. Jamais trois nuits dans le même cerveau ». La paix revenue, tout son être est un instant reconnecté aux dimensions du vaste énoncé avec un sens aigu de la béatitude : « Et ça montait ca montait toujours il y avait des dorades sur les isthmes des nuages mais c’était encore peu de faste à côté de félicités d’un corps qui découvrait sa propre féérie en fuite d’étoiles filantes. Vole ! s’extasia-t-il, vole ! Et il vola. »  

 

De tous ces riens disponibles, Serge Sautreau se gorge, avec une passion intacte pour le mystère prolixe du monde et une passion colérique pour tous ceux, financiers et marchands, suppôts du gain, bâfreurs de lucre, qui l’outragent sans vergogne. Lui qui toute sa vie avait rêvé leur défaite, n’y aura pas assisté mais sachant que d’autres porteront plus loin l’antique promesse d’une autre société, c’est au futur qu’il s’adresse à eux, les « invraisemblables obstinés du bonheur qui opteront pour la lumière intense et la découvriront. »  
Intact est le rêve dont ce monde révolutionnaire et non révolu est le synonyme et la semence : « Je n’y serai plus que nous y serons encore. L’intuition qui inventera enfin une société germe sous les averses. Le Soleil est à dévoiler. Un jardinage inouï attend les derniers hommes. » Grâce soit rendue à cette confiance éperdue énoncée par un homme qui se savait perdu ! L’Antagonie est cet autre nom de la beauté quitte de mort et qui par la voix de Serge Sautreau nous défie : « La beauté reste. Inhabituée (…) / La mort attend. Inhabituée. / Répétez la dernière syllabe. Pour voir. »  
 
 
[Renaud Ego]   
 
Serge Sautreau, L’Antagonie, Gallimard   


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines