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Un entretien avec Jean-Marie Gleize, par Philippe di Meo

Par Florence Trocmé

Gleize Philippe di Meo : Avant même d'ouvrir votre ouvrage*, et davantage encore, après l'avoir ouvert, une question s'impose immédiatement au lecteur : quelle est la chronologie de votre "Tarnac" ? Car l'onomastique nous renvoie à certaine actualité ténébreuse, parmi la plus déconcertan  te de ces dernières années et, cela, d'autant plus que votre livre est dédiée à "Julien Coupat et ses camarades" ? 
 
Jean-Marie Gleize : La question de la chronologie est en effet une question, je veux dire une question que (se) pose le texte de ce livre, Il se termine d’ailleurs, - avant la « carte » finale qui tend à montrer que « Tarnac » est au centre (soit comme une île, entourée d’arbres) et introuvable, pulvérisé en une multitude d’îlots ou « villages » perdus en bouts de pistes ou en bords de clairières - par deux pages intitulées « éléments de chronologie »… « éléments » parce qu’en effet cette chronologie est lacunaire et composée de plusieurs fils, de plusieurs « temps » qui se chevauchent en un récit qui ne peut pas être linéaire (et sans doute ne peut parvenir à être simplement un récit). Vous évoquez la dédicace et l’ancrage de ce récit dans une certaine « actualité » : il se trouve en effet que l’un des points de départ ou d’impulsion, est « le onze novembre 2008 » (titre du chapitre 2), celui de l’arrestation spectaculaire à Tarnac d’un certain nombre de jeunes gens soupçonnés d’avoir « saboté » un train et désignés aussitôt par la Ministre de l’Intérieur comme de dangereux terroristes. Mais ce lieu est également pour moi un lieu d’enfance (années 50), marqué par une histoire familiale (prenant source dans ces villages en lisière de bois), histoire elle-même tournant autour d’une figure patriarcale fidèle à la doctrine de François (le saint d’Assise). En sorte que 1209, le bois et la cabane de la Portioncule, participent de cette chrono-graphie, comme le film de Rossellini (1950), ou la date de la mort de Gilles Tautin à Flins (dont l’évocation est reprise de mon précédent livre, Film à venir), ou celle de Kurt Cobain (10 avril 1994). Les dates font signe ou font signes. Mais aussi bien le « temps réel » et sa perception : ralenti, accélération. Le ralenti n’existe pas, c’est le temps réel. La chronologie (au sens où nous l’entendons tous) n’existe pas, ce sont ces temporalités chevauchantes, discontinues, fragmentaires, qui font ce que nous appelons notre « présent ». 
 
 
Philippe di Meo  Comment entendre les mots "actes" et "préparatoire" de votre titre ? 
 
Jean-Marie Gleize : La notion (si l’on peut dire) d’« acte préparatoire » appartient à l’arsenal juridique exceptionnel progressivement élaboré dans le cadre de la prévention et de la répression de menées terroristes sur notre territoire. Notion non définie précisément pour permettre d’arrêter des gens sur des intentions supposées et non sur des actes ou des faits. « Tarnac » dans mon titre désigne et le village et le livre qu’on va lire. Puisque les livres sont des actes. Je me souviens avoir lu que Francis Ponge aurait aimé intituler l’ensemble de son œuvre « Actes ou Textes » (plutôt que Charmes ou Poèmes »…). Cette question est très liée à la précédente dans la mesure où elle concerne le temps : il ne s’agit pour moi ni d’évoquer le passé (comme le fait la poésie parfois sur le mode élégiaque), ni de chanter l’avenir (comme le fait la poésie parfois sur le mode engagé), mais de travailler ce que je pourrais appeler un « présent antérieur » (mémoriel) avec, simultanément un présent « à venir ». Il s’agirait donc d’un présent stratifié, d’un présent « en actes », dans l’inquiétude et la préparation de « ce qui vient ». Préparatoire, ici, comme à venir dans le précédent titre, Film à venir, désigne ce présent actif (voire activiste) de l’écriture, comme aussi bien le présent de ceux qui, à Tarnac, tentent de réinventer leur vie sur des bases alternatives à celle de la soumission au règne du profit, de la concurrence, de l’évaluation permanente, de l’information publicitaire, du pourrissement des relations interpersonnelles. Il s’agit bien aussi de participer à la préparation d’un autre mode d’existence. 
 
 
Philippe di Meo : À cette dédicace, correspondent deux exergues sibyllines, l'une empruntée à Leslie Kaplan, l'autre à Christophe Tarkos, la première autour de la "matière nue", du "tourbillon" et de l'"éternité", d'une part, lorsque la seconde évoque la lenteur, la surface et la respiration, d'autre part.  Pouvez-vous nous en dire un mot ? Ne sonnent-elles pas comme une déclaration de poétique implicite, ces exergues-là ? Où nous mènent-elles ? 
 
Jean-Marie Gleize : J’ai la faiblesse de croire que ces deux exergues ne sont nullement sibyllines (j’ai beaucoup de méfiance à l’égard des sibylles, pythies et autres pourvoyeuses d’énoncés prophético-hermétiques). Le livre de Leslie Kaplan, L’Excès-l’usine, est pour moi un livre exemplaire, l’un des plus beaux de la fin du siècle dernier. Les mots les plus simples, la phrase minimale, nue, l’efficacité de l’écriture littérale. Pour dire l’usine, la banalité asilaire de l’usine, la clôture et l’infini dans la clôture. Là où  « les choses existent ensemble. Simultanées ». Je n’ai pas besoin de dire qu’il s’agit d’un livre politique. Et qu’il constitue comme un arrière-plan à ce que j’essaie d’écrire. Quant à Christophe Tarkos, il dit simplement non. Il n’est pas écrasé (quand tout indique qu’on cherche à nous écraser) et qu’il respire (quand tout indique que nous vivons dans un monde irrespirable). Nous sommes donc là, me semble-t-il, dans l’ordre de la déclaration explicite. Ces deux exergues ne nous mènent nulle part que là où nous sommes. Autrement dit au pied du mur. Avec ce « Tarnac » à écrire, par exemple. 
 
 
Philippe di Meo : Plusieurs fils trament votre texte, quels sont pour vous les principaux ? 
 
Jean-Marie Gleize : Oui, plusieurs, mais précisément je ne crois pas qu’il y ait un fil principal, ou des fils principaux, tous les fils sont sur le même plan, ou plusieurs plans sont sur le même fil (du texte) et ces plans se superposent, se décalent, s’interpénètrent, se contaminent, s’entre-commentent. Si le livre commence par la phrase « Tarnac coule en moi comme de la poussière », c’est une façon de désigner la matière du livre comme « pulvérisée », non hiérarchisable. L’un des chapitres, le troisième, s’intitule « L’histoire de la poussière », et ce titre pourrait être celui du livre tout entier, histoire de la poussière et récit en poussière, qui flotte et se disperse au fil des pages et s’écoule ou se tamise à l’intérieur du récit intérieur, du corps intime. Au présent antérieur (dont je parlais dans ma réponse à la première question), appartiennent les traces conservées de la « légende » franciscaine (la voie de pauvreté), puis les débris d’un désir de révolution (Chine, communisme intégral répondant à la nudité intégrale), puis les récits de transmission (ou de transfusion) des pères aux fils, d’un père à son fils, mais je ne sais pas en quel sens (Mallarmé dit : le corps du père et le corps du fils sont le même corps), puis les récits de fondation au cœur de la forêt (des « zones d’autonomie active », des « zones d’autonomie provisoire »). Il se pourrait que « Tarnac » raconte le passage du présent antérieur au présent à venir et que ce passage soit précisément le fait (en actes d’écriture poursuivi en toute conscience d’un état d’« aveugle investigation ») du tressage de ces multiples voix (intérieures et objectives) qui composent « la musique de tout », et dont aucune n’est plus importante ou significative que les autres. 
 
Philippe di Meo : Que pouvez-vous nous dire de la forme de votre écrit ? Et à quel genre le reconduisez-vous éventuellement, même s'il semble évoluer à la marge de toute classification dûment étiquetée ?  
 
Jean-Marie Gleize : Quant à sa forme, ce livre est strictement composé comme tous ceux qui appartiennent au même cycle (depuis Léman, en 1990) : un assemblage d’éléments hétérogènes, dont l’hétérogénéité, et les effets de discontinuité qu’elle entraine, n’est pas masquée ; transcription de fragments de correspondance, de segments d’intervention orale, séquences de journal,  personnelles ou prélevées sur des archives familiales, photographies plus ou moins lisibles, schémas dessinés, modules narratifs incomplets, compilations de notes, « chutes » diverses décrites ou simplement citées, phrases recopiées ou « traitées », le plus souvent sans mention d’origine, etc. Le tout cependant divisé en chapitres (17 dans ce livre, 12 dans le précédent) qui marquent la scansion d’un récit (même si celui-ci reste très lacunaire et énigmatique). Aucune des composantes du cycle ne comporte d’indication de genre (seulement parfois des catégories hors jeu : « actes et légendes », « conversions »…) ; le projet s’inscrit nettement dans la perspective, que je développe par ailleurs, de « sortie » hors du genre « poésie ». Pratique post-poétique de « prose en prose », donc. Fiction documentaire, dispositale… 
 
Philippe di Meo : Des éléments parabiographiques transparaissent et disparaissent selon des proportions variables, parfois une simple ligne. Peut-on alors assigner ces passages à une écriture indiciaire ? 
 
Jean-Marie Gleize : Il ne s’agit pas d’éléments parabiographiques mais bel et bien des éléments (auto)biographiques, un matériau appartenant à un espace et à un temps vécu. Ici est un point sensible, celui de la déréférentialisation tendancielle de la poésie : pas de noms propres, ni de lieux ni de personnes, une certaine abstraction, qui fait couler la rivière, raviner le chemin, pousser l’arbre, etc. Dans ce Tarnac nous parlons de Tarnac, de la Vienne et du Bois du Chat ; celui qui est reçu dans le tiers ordre en 1908 et meurt en 1964, est nommé par ses initiales, H-A. G. ; la carte et les photographies complètent l’attestation ; les dates renvoient toutes à une chronologie « réelle » (même si agitée et peu maîtrisable) ; le phénomène apparition/disparition, affleurement/effacement, est celui-là même du réel, de sa gestion fantasmatique, mémorielle ou perceptive, distances relatives, clignements des yeux, trous de mémoire, confusions, condensations, déplacements, lapsus. La réalité en réalité, ne s’ordonne pas selon les codes de la représentation dite réaliste et de la perspective ; l’écriture ne fait que suivre ces déchirures, elle les provoque aussi. Je ne sais pas trop ce que serait une écriture indiciaire, je dirais plus volontiers que la fiction documentaire est déchirante. « J’utilise pour écrire les accidents du sol ». 
 
 
Philippe di Meo : Votre registre tient le pari du visuel, avec inclusion de photographies, mais aussi du staccato, de la discontinuité. Le registre opératique vous a-t-il guidé ? 
 
Jean-Marie Gleize : Le visuel, oui, si l’on tient compte du fait que les images dont il s’agit s’effacent, tombent dans la boue, s’enfoncent dans le sol ; les mots qui remplacent les images, à commencer par le mot « image », s’inscrivent sur le gris ardoise de l’ardoise et se réduisent à une poussière de craie ; l’image ne « tient » pas ; il y a tension du regard  (« regarder absolument », « jusqu’à l’extinction du regard ») et, en définitive « il n’y a rien à voir là-dedans » (Rimbaud). Mais il s’agit aussi bien de musique, ce que j’appelle « la musique de tout », la musique objective (et je pense ici à John Cage) ; la musique moins la musique, c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, moins tout l’appareil conventionnel métrico-prosodique, euphonisant (réitérations sonores) qui se surajoute à la langue pour la faire poétique. Alors, peut-être, il devient possible d’entendre le bruit que fait le réel. « Ecriture déviée dialectale » désigne sans doute cette sorte de prose non linéaire, coupée ou stratifiée, par quoi s’entend l’autre musique, la musique sans musique qui traverse les choses (les fougères, le lit de cette rivière, etc.). Je dis dialectale  parce qu’il ne s’agit pas d’un idiolecte, ou langue singulière étrangère à tous (les autres), je choisis une déviance partagée, communautaire, communale, « Les voix intérieures, nous » (titre du chapitre 10), ou bien encore « Nous sommes tous » (titre du chapitre 13). 
 
 
Philippe di Meo : Et "la politique comme négation de la politique" ? 
 
Jean-Marie Gleize : J’ai répondu sur la question de l’articulation à l’événement déclencheur, et de la relation que ce texte entretient avec le projet développé à Tarnac par ceux à qui est dédié le livre. Ce projet est politique (il concerne la transformation de nos conditions de vie ensemble). Il l’est également en ce sens qu’il suppose que nous gardions en réserve la redéfinition d’un à venir révolutionnaire. Négation de la politique  bien sûr, de l’ « actualité » qu’on appelle politique (sur nos écrans de télévision). Il s’agit d’autre chose, et d’autres choses. La notion de « littérature engagée » correspond mal, sans doute, à ce que ces formes d’écriture proposent, qui n’articulent aucune prescription, aucun donné préalable, mais accompagnent un mouvement de recherche, un travail de formulation en actes, une interrogation des données factuelles, documentaires, contextuelles. Politique expérimentale, écriture expérimentale, tout ceci à l’écart des institutions rhétoriques. Du moins on le souhaite. Et s’il fallait ne pas jeter ce mot d’engagement : « Mon livre est un livre engagé dans la mesure où il m’engage à vivre ce que j’ai écrit » (Pierre Guyotat). A suivre.     
 
 
[Philippe di Meo] 
 
*Jean-Marie Gleize, 
Tarnac, un acte préparatoire
164 p. ; 18 Euros 
Le Seuil, Fiction & Cie  

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