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Maurice Nadeau centenaire

Par Irigoyen
Maurice Nadeau centenaire

Samedi 21 mai 2011, Maurice Nadeau aura cent ans. Je me demande si, le matin du 22, il suivra Paul Léautaud à qui l'on prête cette formule devenue célèbre : Si je deviens centenaire, je me lèverai chaque matin pour lire les faire-part nécrologiques des journaux, si mon nom n'y est pas, je retournerai me coucher.

J'imagine que cette phrase doit le faire rire. J'en suis réduit aux suppositions car je ne connais pas Maurice Nadeau. En revanche, je sais combien ce pays – du moins dans ce qu'il recèle encore de lecteurs - doit lui être reconnaissant pour avoir – et il le fait encore – si bien servi la Littérature. J'insiste sur le « L » majuscule.

A tous ceux qui s'intéressent à son parcours, je conseille le visionnage d'un documentaire le 28 mai à 16h55 sur Arte. Mais il y a aussi - et sans doute avant tout - les conversations entre l'illustre éditeur et la journaliste Laure Adler, diffusées à la fin de l'année dernière sur France Culture, que l'on peut désormais trouver en livre.

Maurice Nadeau centenaire

Il faut savoir gré aux éditions Verdier d'avoir entrepris ce travail qui s'achève par des textes signés Maurice Nadeau, critique - sur La Belle Lurette d'Henri Calet, Les Fleurs du Mal, Balzac et la presse, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry -. On peut toutefois regretter – mais voilà une des limites de l'écrit – que ces discussions ne puissent pas restituer les sourires et les rires des deux intervenants qui se connaissent bien, très bien et dont la complicité émerveille :

J'ai rencontré Maurice Nadeau il y a trente-cinq ans, dit Laure Adler en préambule. J'étais étudiante en philosophie et lectrice assidue de La Quinzaine littéraire. Je n'aurais manqué un numéro sous aucun prétexte et me précipitais au kiosque dès sa parution. C'était chaque fois, pour moi, l'occasion de faire le point, une ouverture sur les grands mouvements littéraires européens ainsi qu'un approfondissement des enjeux intellectuels et politiques qui nous tenaient, à l'époque, fiévreusement en alerte. Je lisais, en accordant une confiance totale à une équipe dont l'intégrité, la sincérité et le désintéressement ne pouvaient être mis en doute, tant j'avais la certitude qu'elle était à mille lieues des lobbys et des groupes de pression qui sévissaient déjà alors. J'achetais donc les livres dont La Quinzaine faisait l'éloge. J'étais rarement déçue. J'admirais les papiers de Maurice Nadeau, sa manière si singulière de s'engager intellectuellement, de parler de lui sans pour autant jamais se mettre en avant. Il écrivait ce qu'il pensait. Et nous, la communauté des lecteurs, nous étions sous le charme de cet esprit frondeur, caustique, et quelquefois sévère.

Le cadre étant posé, il ne faut pas s'attendre à autre chose qu'un exercice subjectif où le maître est paré de toutes les qualités. Faut-il s'en offusquer ? Je réponds non, surtout à ceux qui pensent encore que le journalisme ne devrait être autre chose qu'une inlassable quête d'objectivité (qu'est-ce que l'objectivité quand il est question de choix ?). Non parce que l'on peut faire confiance au travail de prescripteur de Laure Adler. Non, enfin, parce que ce livre montre que les journalistes ne parlent pas toujours des trains qui arrivent en retard. Il leur arrive aussi de se montrer élogieux, de dire ce qui va.

S'entretenir avec Maurice Nadeau, j'imagine, est comme s'entretenir avec Hubert Nyssen : on prend conscience de sa petitesse face à l'étendue d'un savoir encyclopédique. L'hommage rendu ici est intelligent, jamais bêtement béat.

Maurice est le lecteur qui a su nous faire partager le plus grand nombre de découvertes dans la littérature du XXè siècle, publiant, analysant, disséquant, commentant les textes du monde entier avec lesquels il nous donnait rendez-vous afin que nous ne puissions pas les manquer.

(...)

Maurice n'aime pas la triche, les emprunts, les citations approximatives. Lui qui fut si longtemps enseignant a gardé de l'amour de son métier la précision, la rigueur, mais aussi le désir de transmettre.

(…)

Maurice n'a pas de bornes. Il se moque de l'âge, de l'origine, de l'histoire personnelle d'un écrivain. Ce qui l'intéresse, c'est le texte. Il a avec lui des rapports de gourmandise. Il ouvre les livres, les hume, les lâche, les reprend, les laisse reposer, les met en pénitence, les reprend et les relit. Après, il donne son avis.

Maurice a raison : comme il dit dans ses entretiens, s'il continue à vivre, c'est parce qu'il lit.

(…)

Maurice déteste parler de lui. Il passe très vite du je au nous. Mais par fragments, il accepte de se livrer et de confier une part de sa vie secrète.

Il s'adresse à nous en retraçant son itinéraire, en évoquant ses rencontres et un grand nombre des livres qui ont été ses compagnons de chaque jour et lui donnent aujourd'hui encore son air d'éternel adolescent, d'étudiant anar, empêcheur de tourner en rond, celui qui sème le doute, déteste les certitudes et les idées reçues, qui nous fait aimer l'oublie de soi et nous donnent le goût de la liberté.

Commençons peut-être par l'avenir... C'est par ces mots que Laure Adler entame ce cycle de discussions avec un Maurice Nadeau qui sait effectivement parler de lui sans que le « je » ne soit omniprésent. Il parle de son métier de professeur, de journaliste à Combat. Il revient sur son compagnonnage avec un Parti Communiste dont il va bientôt être exclu – ce qui le conduira vers le trotskisme -. Pas de mots savants, pas de formules compliquées : l'éditeur déconcerte par sa simplicité. Il aime, n'aime pas, il rit, il est sérieux mais le fil rouge de cet entretien est une gourmandise magnifique. La littérature, il l'a à l'estomac, pour paraphraser Gracq.

Tout faisait ventre.

Et dans les plats qu'il nous propose – il n'impose jamais rien dans ces entretiens – il y a Michaux, Perec, Butor, Beckett bien sûr :

Je l'ai vu pour la dernière fois, Beckett, quelques mois avant sa mort, il longeait le trottoir en face du Luxembourg, et il boitait fort. Il était célèbre. Il avait eu le prix Nobel. Un jeune homme le reconnaît et le photographie. Alors une meute de journalistes, des photographes le suivent. Moi je ne l'ai pas abordé, il était déjà suffisamment entouré.

Mais il y a aussi des contemporains auxquels Maurice Nadeau, qui sait parfois se montrer félin, administre un petit coup de griffe, sans en avoir l'air :

Par exemple, Houellebecq me donne ses poèmes à publier, je me dis : « Ce n'est pas possible ! Moi qui aime Michaux, je ne vais pas publier ça ! » Tu sais, à partir du moment où on a lu Michaux, on devient d'une exigence poétique extrême... Je ne sais pas juger la poésie, il y a des poèmes qui me touchent, d'autres qui me laissent indifférent. Je reçois beaucoup de manuscrits de poètes. Mais je ne sais pas choisir : ça me touche, ça ne me touche pas. Une fois qu'on est passé par Michaux, je crois qu'on devient d'une exigence incroyable.

Les coups de pattes n'épargnent pas non plus certains « confrères » :

une maison (Le Seuil) qui ne publie guère que des ouvrages d'édification, pour les congrégations, les boys-scouts.

Je laisse aux esprits soucieux de ces questions le soin d'en conclure que Maurice Nadeau est, ou non, méchant. Peu importe. Ce qui est sûr c'est que ses propos sont argumentés. Le livre fourmille de références jamais assommantes. Et d'anecdotes savoureuses :

Grâce à la princesse Mathilde, Napoléon III veut lui (Flaubert) donner la Légion d'honneur, et tu sais ce qu'il dit : « Non, je ne peux accepter ça. » Et il écrit dans sa correspondance : « Les honneurs déshonorent »... C'est formidable ! Il la reçoit la Légion d'honneur, et tu sais ce qu'il en fait ?

Non

Il la trempe dans son café.

Ça te plaît ce geste, ça t'épate ?

Ah oui, je trouve ça formidable ; tout ce qui est inconvenant me plaît. N'oublie pas qu'au moment, en 68-69, où je travaille à ses œuvres complètes, il sort d'un long purgatoire. Pour moi, et c'est comme ça que se termine ma préface, il est et demeure « l'écrivain exemplaire ».

Mais cette apparente « légèreté » ne saurait éclipser de vrais questionnements littéraires qui traversent ce livre :

Une œuvre littéraire peut-elle être lue à partir de la vie de l'auteur ?

Non, je suis tout à fait opposé à cette vision. Je pense à ce que disait Proust contre Sainte-Beuve. On peut-être le bon bourgeois, l'admirateur de Napoléon III qu'a été Sainte-Beuve, et en même temps un critique écouté, c'est tout à fait différent. L'écrivain peut être à l'opposé de l'homme qu'il est dans la vie. Vois Céline : antisémite épouvantable, et en même temps un écrivain qui renouvelle le roman français. Les structuralistes l'ont dit, l'auteur comme individu n'importe pas, c'est l'écrivain qui compte. Il est d'ailleurs curieux que l'auteur puisse être tout à fait différent de la personne civile. Si l'on pense à Flaubert, l'œuvre ne correspond pas à la vie de l'homme qu'il fut. Ce sont deux personnes différentes et même quantité de personnes. Je pense aussi à Romain Gary, j'aime bien cet esprit : il écrit sous un autre nom et finit par trouver quelqu'un (son neveu) qui endosse cette nouvelle personnalité. Il a poussé le jeu très loin, dangereusement d'ailleurs.

Une fois achevée cette délicieuse lecture, je vous invite à lire le numéro 1037 de la Quinzaine littéraire.

Maurice Nadeau centenaire

Dans cette édition spéciale, invitation a été lancée à de grandes plumes de parler de Maurice Nadeau. Signalons celles de Jean-Luc Steinmetz, Claude Michel Cluny, ou encore de Claudio Magris :

Aujourd’hui, il n’y a peut-être aucune personnalité, dans aucun pays et dans aucun contexte culturel, à qui la littérature doive autant qu’à l’œuvre de Maurice Nadeau, inflexible et fraternel Virgile qui depuis tant d’années – une époque entière, qui a radicalement changé le monde – nous accompagne à travers les enfers, les purgatoires et les paradis de l’écriture universelle.

Généreux et inexorablement équitable, Nadeau donne à chacun son dû ; sa fraternité n’est jamais complice, sa sévérité jamais agressive, sa vision du monde n’est jamais idéologique, le choix précis de son camp n’est jamais partial et ne l’empêche jamais d’aimer poétiquement même ce qu’il refuse moralement ou politiquement, ni de découvrir les limites même graves, d’une œuvre ou d’un auteur pour lesquels il éprouve de la sympathie.

(…)

Nadeau ne supplante évidemment pas le maître, c’est-à-dire l’auteur ; il ne prend pas sa place mais il prend une place paritaire à côté de lui, dans un dialogue qui enrichit l’un et l’autre et plus encore les lecteurs. Si George Steiner compare l’auteur qui invente et crée à Jacob luttant avec l’ange – c’est-à-dire avec le mystère et la violence de la création qui l’implique – un interprète comme Nadeau mérite encore plus que cette comparaison, parce que c’est lui qui se mesure avec le processus créateur de ses auteurs, en entrant dans leur histoire et dans leur chair, dans leur grandeur et leurs misères ; en les saisissant – comme le fait Jacob avec l’ange – pour les livrer à notre compréhension et notre cœur.

Angelo Rinaldi, lui, est nettement plus champêtre dans son éloge :

Il est erroné et commode de croire que ce qui doit fleurir fleurit dans une société telle que la nôtre, il y faut la main amicale d’un jardinier.

Et puis, il y a cet hommage de Pierre Michon que je reproduis ici in extenso tant il est bouleversant :

« Nos choix sont plus nous que nous » : c'est cette phrase de Suarès que Maurice Nadeau a mise en exergue à Grâces leur soient rendues, son livre de souvenirs littéraires. Et bien ce qu'il nous a appris surtout, c'est à choisir. Ce qu’il m’a appris plutôt, pour ne pas généraliser. Et là je suis obligé de parler de moi, qui ai eu vingt ans en 1965 : un demeuré de la campagne sans bagage d’aucune sorte, sorti d’un internat dans un lycée reculé, débarquant dans une fac de province avec quelques velléités littéraires, mais d’une inculture crasse et ne bénéficiant de personne pouvant ressembler à un mentor. Comme ce jeune homme était ombrageux, qu’il s’était bricolé avec des auteurs à la mode trente ans plus tôt un panthéon peu original, il était dés- orienté et pour tout dire perdu. Les nantis et khâgneux qu’il fréquenta le lui marquèrent sans détour. Il lui fallait trouver quoi lire, c’est-à-dire quoi élire, et vite, pour ne pas passer définitivement à côté. Les revues me furent vite un recours, car les revues trient, choisissent. Mais leurs hiérarchies ne se recoupaient pas. Les choix tout politiques et stratégiques des Lettres françaises et des Temps Modernes me rebutèrent vite. Les codes grands-bourgeois qui présidaient en sous-main aux choix de la NRF me passaient au-dessus de la tête. Bien sûr il y avait le merveilleux Tel Quel : mais c’était pour les normaliens, les grands nantis de la lettre, je n’étais pas chez moi.Tous ces gens ne firent que m’embrouiller davantage. Et c’est alors que Nadeau m’a sauvé la vie – enfin la vie... la mise, mettons.

La Quinzaine semblait avoir pour devise la phrase de Pound : « Étudier la littérature, c’est se livrer au culte des héros. » On y expliquait, certes, mais surtout on y admirait, l’enthousiasme si naturel aux jeunes gens y était dans son pays. Je voyais élire sur le vif les héros qui seraient les miens, Beckett, Lowry, Borges. L’enthousiasme – mais aussi la malice, le sourire en coin de qui vient de loin et s’en souvient : Nadeau est le fils de Zilda Clair, qui ne savait pas lire et faisait des ménages. Cela je ne le savais pas, mais je le sentais bien, c’était à son insu dans ses textes et dans ses choix, et cela me parlait directement, à mon insu : car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes. Nadeau avait pris sur lui, opiniâtrement, d’être à la fois un aristocrate des lettres et un prolétaire fidèle à lui-même. Il m’a ouvert la route.

Je lui ai peu parlé, il m’intimide toujours. Mais c’est ce double visage que j’ai vu chaque fois : une brusquerie, une franchise sans apprêt, qui est aussi bien celle du duc de Guermantes que celle du métallo. La dernière fois, c’était peu après le succès des Onze, à une tablée commune. Il ne me parla guère, mais soudain il me dit, avec son tutoiement guermantien, tendre et moqueur : « On devrait te couper la tête. » Voulait-il me dire que j’étais passé un peu trop dans le camp des aristos, que j’avais oublié que j’étais un fils de Zilda Clair ? Comme il vivra cent vingt ans, il aura tout le temps de me l’expliquer, si je suis encore de ce monde.

Bon anniversaire Maurice Nadeau.


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