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7 février 1945/Ernst Jünger, Second Journal Parisien

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



Kirchhorst, 7 février 1945.


  Achevé le livre des naufrages. On devrait en classer la matière dans un traité pragmatique.
  Cannibalisme. Après la perte de la Betsey sur la côte de la Guyane Hollandaise, en 1756, le second, Williams, le plus vigoureux des survivants, qui mouraient de soif, eut la « générosité » d’offrir à ses compagnons un morceau de son postérieur pour leur permettre de prolonger leur vie avec son sang.
  On en vint à la boucherie sur la Peggy, navire américain, qui, en 1665, alors qu’elle faisait route des Açores vers New York, se trouva désemparée et fut pendant un mois le jouet des vagues. Après avoir mangé le chat du bord, comme dernière ressource, l’équipage décida de prolonger, en tuant l’un de ses membres, la vie du reste. Contre le gré du capitaine, malade dans sa cabine, on tira au sort ; il tomba sur un nègre, esclave du bord. Ce qui donne à penser que cet infortuné avait été élu dès l’abord pour victime, et cette fois le capitaine, craignant que de toute manière le tirage eût lieu, le présida. Il écrivit les noms sur des petits bouts de papier, qu’il jeta dans un chapeau et mélangea. L’équipage suivit ces préparatifs en silence, le visage pâle et la bouche tremblante. La terreur était clairement peinte sur chaque figure. Un marin tira le billet ; le capitaine le déplia et lut le nom : David Flat. À la prière du capitaine, on consentit à remettre l’exécution jusqu’au lendemain matin, onze heures. À dix heures, alors qu’on avait déjà allumé un grand feu et mis dessus le chaudron, une voile vint heureusement en vue : c’était la Suzanne, dont le capitaine fit ravitailler la Peggy et la prit en remorque.
  Un détail qui fait penser à un roman de Joseph Conrad : un bateau anglais, le Fattysalam, transport de troupes, fit eau en 1761 devant la côte de Coromandel, et si gravement qu’on pouvait prévoir sa perte dans le plus bref délai. Avant que la désastreuse nouvelle se fût répandue parmi l’équipage, le capitaine et ses officiers montèrent subrepticement dans la chaloupe, qui était à la remorque du navire, et abandonnèrent celui-ci. À bonne distance, ils virent d’abord éclater la panique sur le Fattysalam; mais bientôt l’équipage leur fit des signaux pour leur annoncer que le dommage avait été réparé. Le capitaine voulut aussitôt remonter à bord, mais ses officiers le mirent en garde. Peu après, ils virent sombrer le navire ; on avait voulu attirer la chaloupe par des signaux.
   Le recueil est riche en traits semblables de bestialité. L’étude des naufrages donne l’une des clefs de notre époque. La perte du Titanic est le plus important de ces présages.

Ernst Jünger, Second Journal parisien, Journal III, 1943-1945, Éditions Christian Bourgois, 1980 ; Le Livre de Poche, collection biblio, 1984, pp. 402-403. Traduit de l’allemand par Frédéric de Towarnicki et Henri Plard.


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