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Voyages en France

Par Memoiredeurope @echternach

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Lorsque je trouve une pépite, je ne sais pas faire autrement que de la partager. Je connaissais Jean-Christophe Bailly , le philosophe qui nous avait aidé en 1997, en compagnie de Theodor Zeldin et Andrei Plesu à parcourir l’Europe des intellectuels pour les inviter à écrire un texte pour le Pont de l’Europe, mais aussi l’enseignant de l’Ecole du Paysage de Blois, qui était venu enrichir les débats sur les jardins à Terrasson, quand les jardins de l’imaginaire regardaient avec espoir la Vézère doucement couler dans une sorte de Paradis sur terre.

Après tous les débats nauséeux et pipés sur la recherche de l’identité française, le dernier livre du philosophe « Le dépaysement. Voyages en France » prend non pas de la hauteur par rapport à l’instrumentalisation à laquelle se sont livrés des gouvernants inconscients ou trop conscients des dangers, mais tout au contraire, il prend de la proximité. Ce dépaysement, c’est justement une entrée dans la profondeur du pays et du paysage. On pourrait dire en utilisant un néologisme : un « dépaysagement ».

C’est une lecture en trente quatre étapes de la mémoire des lieux : que ce soit une boutique - fabrique de filets de pêche à Bordeaux (Nasses, verveux, foënes…), ou bien le lent parcours des enchaînements de non lieux vus du train à grande vitesse et du train régional empruntés entre Lyon et l’Alsace (Le voyage de la fève), ou encore la lecture d’une gare sinistrée et post-industrielle à Culoz que les personnes de mon âge ont découverte dans les frontières nocturnes des voyages de leur enfance vers la Savoie et où apparaît un couple musulman heureux et voilé, et enfin la banlieue parisienne, espace autant portugais que français (la France commence à Gentilly, Portugal) où l’auteur rappellela phrase de Stendhal : « Vous passeriez vingt ans à Paris que vous ne connaîtriez pas la France ». J’y ai passé trente six années en continu, surtout dans la banlieue et je crois pourtant connaître l’évolution de la France, surtout quand elle est donnée à lire dans une stratification prodigieuse décrite avec une intelligence brillante.

Le prodige est que cette France, de mon enfance à mes années de vieillesse, est en effet toujours autre et toujours la même ; mais que les légendes, les traditions, la mixité des influences habitent le paysage, depuis les grands espaces verdoyants de la Lorraine, jusqu’aux jardins ouvriers. Il suffit de lire et de dire, de savoir raconter, de se promener, d’entrer dans la complexité acceptée.

Il faut absolument lire cette intelligence et en savourer le style. Un chef d’œuvre qui touche mon âme de botaniste, toujours à la recherche des mauvaises herbes.

Juste une citation, en hommage à Maria qui perd sa santé dans une ville qu’elle a pourtant appris à aimer : Saint-Etienne. Après la description sans fards de la montée depuis Lyon, aux abords de Saint-Chamond, en longeant « chaque usine défaite ou maintenue », l’auteur nous fait arriver au milieu des crassiers – le terme qui désigne ici les terrils sonne étrangement à nos oreilles – près du musée de la mine et dans l’orbe des jardins ouvriers. Tout y est dit et l’actualité politique est illuminée et désembourbée : 

« A ceux qui croient pouvoir penser qu’il n’y a aucun rapport entre la question du communisme et un vieil Arabe souriant devant ses cardons ou entre le « penser par soi-même » par lequel Kant définissait le principe même des Lumières et la courbe s’affaissant d’une branche chargée de fruits, à ceux-là donc et à tous ceux qui coupent, taillent et délimitent l’existence en domaines séparés, aux parois bien étanches, il faut opposer la leçon politique du jardin. Il me semble que c’est ce que l’on comprend au bout d’une rêverie très longue, et en observant tout ce qui se distend entre le dénuement et l’abondance. Soudain toutes les images forment un fondu enchaîné où viennent s’agréger pour aussitôt disparaître d’autres promenades (ainsi à Toul dans les vergers en friche des flancs du mont Saint-Michel, ou à Bourges entre les lignes d’eau des Marais où les jardins semblent des radeaux), et des scènes vues du train – par exemple et comme on peut le voir en décembre là où les hivers ne sont pas trop rigoureux, la ponctuation extraordinaire des kakis gonflés, répartis comme des boules de Noël sur des arbres qui semblent déjà morts et qu’on appelle – je le signale car j’ai été très heureux quand je l’ai appris – des plaqueminiers. »

Le dépaysement. Voyages en France. Jean-Christophe Bailly . Fictions et Cie. Editions du Seuil, avril 2011.

Photo : Jardin des Deux Rives, Strasbourg.

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