A l'enseigne de L'Echoppe, Jean Frémon se souvient de Michel Leiris.
Depuis déja vingt-sept ans - son premier ouvrage parut en 1984, il s'agissait du Journal d'un graveur, Pierre Brouet - Patrice Cotensin invente et met en circulation des livres sous l'enseigne de la maison d'édition qu'il a baptisée L'Échoppe. Des petits ouvrages dont le nombre et le tirage restent conséquents (huit cent, ou bien mille exemplaires) et pour lesquels des rééditions surviennent régulièrement. Ce sont des objets plutôt minces - la plupart comptent une soixantaine de pages, parfois moins - des petits formats d'une étonnante persistance, on les trouve principalement chez les libraires parisiens ou bien sur les comptoirs des grands musées. Leurs prix sont souvent minuscules. Quatre euros et vingt centimes, c'est le prix proposé pour les livres de la collection "Envois", des brochés-cousus non-massicotés de belle sobriété, un format 11 x 15 cm qui donne à lire une grande variété de titres : des textes brefs, Marcel Duchamp, Jean Lescure, Julius Meier-Graefe, Jean Paulhan ou bien Daniel-Henry Kahnweiler.
Chaque année, Patrice Cotensin publie douze ou quinze nouveaux titres : un petit opus qui porte le numéro 331 de ses éditions vient d'être distribué. Mille exemplaires de "Michel Leiris face à lui-même" sont sortis en janvier 2011 sur papier bouffant des presses de J-P Louis, l'éditeur-imprimeur du Lérot, domicilié à Tusson en Charente. On acquiesce immédiatement, on n'est pas vraiment surpris quand on constate que l'équipe du Lérot qui fabrique aussi la revue Histoires littéraires de Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens accepte d'être responsable de l'impression de ces livres.
Des affinités électives peuvent rapprocher ces maisons singulières que sont L'Échoppe et Le Lérot. Elles ont toutes deux publié des livres de Félix Fénéon. Au Lérot, on annonce sa correspondance avec Alfred Jarry, on identifie plusieurs titres : deux tomes de Petits suppléments à ses œuvres plus que complètes ainsi que les lettres qu'il adressa à Stéphane Mallarmé, Maximilien Luce et François Vielé-Griffin. Dans le catalogue de L'Échoppe, on rencontre un petit ouvrage du rédacteur en chef de La Revue blanche qui s'intitule "Georges Seurat et l'opinion publique", une étude du libraire-chercheur-éditeur Maurice Imbert à propos de "La trajectoire d'un tableau, Le Crotoy amont" ainsi qu'une approche de John Rewald, "Félix Fénéon / L'homme qui désirait être oublié", la récente traduction d'un magnifique inédit que le spécialiste de Cézanne avait autrefois publié dans deux livraisons de La Gazette des Beaux-Arts, en 1947 et 1948.
Chemins de traverse, liberté grande.
John Rewald avait eu au milieu des années trente l'insigne honneur, le très vif bonheur de converser à plusieurs reprises avec Félix Fénéon qui lui fit découvrir sa collection personnelle et le renseigna à sa manière à propos de Thadée Natanson, Seurat et Pissarro. Pour sa part, et toutes proportions soigneusement gardées, Patrice Cotensin est un personnage plein de tact et d'attention, capable de fréquenter et de publier au fil des ans des individus parfaitement singuliers qui ont pour noms Daniel Abadie, Pierre Alechinsky, Sylvia Baron-Supervielle, Alice Bellony, Jean Clair, Marc Décimo, Pierre Dumayet, Serge Fauchereau, Rudi Fuchs, Peter Handke, Nathalie Heinich, Pontus Hulten, Charles Juliet, Janis Kounellis, Rémi Labrusse, Giovani Lista, Didier Ottinger, Michael Peppiatt, Yves Peyré, Jacques Puttman, François Rouan, Didier Semin, Jean Suquet, Antoine Terrasse, Gérard Titus-Carmel ou bien Germain Viatte.
Voici moins de trois décennies, la vie professionnelle du fondateur de L'Échoppe se modifia sensiblement : Patrice Cotensin était enseignant de lettres et simultanément responsable d'une artothèque qui fonctionnait à Caen. Parce qu'ils avaient appréhendé ses très fines compétences, Jacques Dupin et Jean Frémon souhaitèrent qu'il puisse travailler à temps plein pour la galerie Lelong, principalement dans le domaine des estampes. Ses curiosités multiples et sa sûreté de jugement font aujourd'hui de lui un personnage discrètement présent sur plusieurs fronts de la vie artistique et de l'édition.
En novembre 1989, Robert Motherwell commentait ainsi l'improbable apparition de ses livres : "They are à breath of fresh air in this world of vulgarity". Dans un courrier de janvier 1990, Dominique Bozo lui écrivait : "Je ne sais où vous en êtes, mais souhaite vivement que vous demeuriez à la tâche de ces publications qui nous rafraîchissent l'esprit et parfois la mémoire". En fait, on ne sait pas grand-chose à propos de cet éditeur : le bureau qu'il occupe rue de Téhéran est curieusement construit à partir d'un arc de cercle à demi-fermé. Dans un texte rédigé à l'occasion du dixième anniversaire de L'Échoppe, Dora Vallier a tout de même esquissé les traits de cet éditeur pour partie insaisissable, "sans secrétaire, sans bureau, sans attaché de presse" qui fut longtemps sans distributeur (cette fonction est depuis plusieurs années assurée par Marjolaine Emery et par l'équipe des Belles-Lettres). Dans l'immédiat entourage de celui dont Dora Vallier dit qu'il est un adepte des "chemins de traverse", il faut aussi mentionner sa compagne, une personne de grande vigilance qui corrige les épreuves, Mala dont on retrouve le prénom pour les traductions des livres d'Odysseus Elytis parus en Échoppe.
J'ai déjà cité les noms d'auteurs sollicités par Patrice Contensin, il faut mentionner quelques-uns des artistes qui accompagnent ses livres : entre autres, Valerio Adami, James Brown, Christine Crozat, Olivier Debré, Günther Förg, Asger Jorn, Ernest Pignon-Ernest, Jean Raine, Antonio Saura, Jean-Marc Scanreigh et Jan Voss. L'essentiel de ce qui peut s'écrire à propos de L'Échoppe se répercute tout de même clairement lorsqu'on tente de saisir les lignes de force de cet étonnant catalogue. Pour l'inventaire que l'on peut ébaucher, en dépit des noms souvent prestigieux que l'on égrène, on n'a jamais l'impression de devoir rencontrer des figures tutélaires plus ou moins intimidantes, on éprouve plutôt le sentiment de quelque chose de joueur : ce qui prévaut, c'est la liberté d'action, l'exercice attentif d'une disponibilité.
Parmi les autres titres de ce catalogue, je me souviens joyeusement d'Ungaretti qui évoque Vermeer dans une traduction de Philippe Jaccottet, des écrits d'Antoine Proust à propos de Manet, d'un texte de Charles Juliet qui pense à son compatriote lyonnais le docteur Jean Reverzy, ainsi que d'un article d'Henri Michaux, autrefois publié dans la Nrf : "En songeant à l'avenir" est le titre de l'hommage que Michaux avait composé au moment de la disparition de Jean Paulhan.
Quelques-uns de ces textes ne nous étaient pas inconnus, d'autres lecteurs les affectionnèrent dans telle ou telle livraison de revue : ils les conservaient précieusement, il arrivait qu'ils en fassent immédiatement photocopie pendant leurs recherches ou bien lors de leurs parutions. Grâce à la vigilance de Patrice Cotensin, ces textes courts qui risquaient d'être peu perçus voire oubliés quittent les sommaires des revues qui favorisèrent leur éclosion : ils acquièrent un autre statut, leur nouvelle impression sous l'enseigne de L'Échoppe leur donne un habitacle, une seconde identité.
Leiris / Giacometti / Bacon, "vérité criante".
"Michel Leiris face à lui-même" est le sixième opuscule que Jean Frémon publie en complicité avec Patrice Cotensin. L'exercice est difficile : comme le rappelle encore Dora Vallier, "format oblige", les textes courts impliquent que l'écrivain puisse "se maintenir sur la corde raide de l'essentiel". L'auteur de "La vraie nature des ombres" avait auparavant donné à L'Échoppe des textes à propos de Robert Ryman et de Nicola De Maria, un "Louise Bourgeois femme maison" ainsi qu'un "Samuel Beckett dans ses petits souliers", le récit d'un épisode saugrenu de la vie de Beckett que son admiration inconditionnelle pour Joyce contraignait à adopter douloureusement des pointures trop petites, des souliers de la taille portée par l'auteur d'Ulysse.
L'occasion suscite le larron, les écrits de circonstance ont leur vertu. Avant de songer à écrire son texte, Jean Frémon fut interrogé en janvier 2009 par Alain Veinstein lors d'un Surpris par la nuit consacré à Michel Leiris. Dans son avant-propos, Frémon explique que "Veinstein pensait probablement à cause de ma position de marchand d'art, que j'allais parler de Leiris et les peintres. Le sujet m'a paru trop vaste et j'ai commencé à parler de Leiris face à lui-même. Alors par un enchaînement inéluctable, j'ai été conduit à parler de Leiris face à Bacon, c'est à dire de Leiris placé face à ses contradictions ... Une troisième figure a alors surgi, comme pour éclairer et fonder la relation entre l'écrivain et le peintre, celle de Giacometti."
Jean Frémon évoque "la politesse à la japonaise" de Michel Leiris, sa capacité d'auto-dénigrement. Parmi les dédicaces des livres de sa bibliothèque personnelle, il relève pourtant que Leiris avait paraphé son exemplaire de L'Afrique fantôme comme étant "le moins fantôme de ses livres". Il se souvient de l'extrême attention et de l'amitié dont fit preuve Giacometti au lendemain de la tentative de suicide commise par Leiris en mai 1957 : "Il vient chaque jour à son chevet avec de petites plaques de cuivre et une pointe sèche, et grave sur le motif une série de portraits poignants du rescapé sur son lit, visage émacié enfoncé dans l'oreiller. S'y ajoutent des portraits de face, au regard étonné d'être là et des détails de l'appartement, cheminée, miroir, plafond, lampe et table de nuit.".
Jean Frémon souligne qu'un peu comme Francis Bacon et Alberto Giacometti, Michel Leiris "fustigeant tout ce qui, y compris en lui, s'en éloigne, cherche à approcher cette vérité criante, celle qui s'impose d'elle-même, cette chose dont la vertu principale est simplement d'exister, sans qu'il soit besoin de se demander si c'est bien ou mal, beau ou laid. La présence du corps, dans le jazz, dans la danse, au Bal Nègre, à la surface croûteuse du fétiche africain, la manière dont le drame s'incarne dans une voix sur la scène de l'Opéra, dans le tragique rituel de la corrida, malgré ou avec le "rose vomi" des bas du torero, dans l'acmé de l'échange sexuel, partout où quelque chose se joue qui nous semble essentiel et dont nous ne sommes plus réellement maîtres".
Non loin de l'évocation d'un visage de Francis Bacon "qui pèse tout son poids de viande et tout son poids de peinture", un quatrième personnage surgit, le critique d'art et collectionneur David Sylvester, homme capable "d'une incomparable qualité d'écoute et de regard" (c'est Frémon qui entreprit, après lectures attentives de Patrice Cotensin et de Jacques Dupin de publier chez André Dimanche l'ouvrage de Sylvester, En regardant Giacometti). Pour Jean Frémon, ce qui reste crucial chez Michel Leiris, c'est sur le registre de l'écriture ou de la poésie, une intense prise de risque, sa capacité pour "se dérober prestement et sans laisser de trace".
Alain Paire.
Le vendredi 3 juin, Alain Veinstein reçoit dans son émission de France-Culture Du jour au lendemain, Jean Frémon, pour s'entretenir avec lui de son livre publié par L'Echoppe.
L'Échoppe est une association loi 1901 qui fonctionne à but non lucratif. Pour d'éventuelles commandes, voici l'adresse des éditions par ailleurs diffusées par Belles-Lettres "Patrice Cotensin, 7 rue Lentonnet, 75009 Paris". Cf aussi "Dix ans d'Echoppe, 1984-1994", préface de Dora Vallier.
Parmi les poètes publiés par L'Échoppe, figurent Guillaume Apollinaire, Léon-Paul Fargue, Francis Ponge, Bernard Delvaille, Robert Droguet, François de Cormière et Yannis Ritsos. Deux fois par an, c'est une manière de newsletter que l'on souhaiterait recevoir pour être mis au courant des nouveautés des éditions de L'Échoppe. Voici quinze jours, je conversais brièvement avec Patrice Cotensin. Il me recommandait quelques-unes de ses découvertes, j'ai emporté avec moi le n° 322 de ses éditions, "Laisser sa chemise au Centre Pompidou", un hommage de Didier Semin à Ed et Nancy Kienholz suivi d'un extrait du journal de Germain Viatte, ainsi qu'un étonnant témoignage d'une actrice allemande, Tilla Durieux qui fut la compagne du galeriste Paul Cassirer, "Séances de pose chez Renoir en 1914".
Pour faire un cadeau, j'ai volontiers racheté de Rémi Labrusse "Bonnard, quand il dessine". Last but not least, j'ai eu soin de me procurer, toujours sur le conseil de Patrice Cotensin, un format 12 x 18 cm achevé d'imprimer le 24 mars 2011, les articles et les courriers échangés entre Manet et quelqu'un qui m'était inconnu, Jules De Marthold. Édouard Manet lui écrivait le 31 mai 1875 : "Votre article est peut-être de tous ceux qu'on a écrits sur moi celui qui m'ait fait le plus de plaisir". Le 29 juin 1878, son dernier courrier avec ce critique d'art est impeccablement laconique : "Je vous serre la main, mon cher ami, vous souhaite bonne chance et retourne à mes préparatifs d'illuminations".