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Une poétique de la radicalité d'Haroldo de Campos (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

Haroldo Le concrétisme brésilien est un mouvement d’avant-garde créé par trois poètes : Haroldo de Campos, Augusto de Campos (son frère) et Decio Pignatari ; autour du groupe qu’ils fondèrent en 1952, Noigandres, mot qu’ils empruntèrent à Ezra Pound (dans le Cantos XX), dont ils étaient de passionnés lecteurs, qui lui-même emprunta ce mot à un canso du poète occitan Arnaut Daniel, auteur de la première occurrence du mot « noigandres », mot sur la signification duquel les romanistes s’interrogent encore, auquel ils attribuent celle de « fleur qui éloigne de l’ennui », et qui devint synonyme de « poésie en progrès ». La naissance du mouvement fut inspirée par le plan pilote de la construction de la capitale Brasilia à la fin des années 50 du siècle dernier, plan qui fut porteur d'espoirs de renouveau. Noigandres commença de se faire connaître en 1958 en rendant public son « plan pilote pour la poésie concrète », appuyant son principe d'énergie créatrice sur la semaine d'art moderne de 1922 (manifestation en rupture avec la tradition culturelle associée aux courants artistiques et littéraires adjoints), fondamentale dans la naissance du modernisme brésilien, également sur le mouvement moderniste littéraire « pau-brasil » et une de ses figures maîtresses, Oswald de Andrade, auteur du Manifeste Pau-Brasil1, et du Manifeste Anthropophage, (qu’on peut lire ici) : des propositions radicales de réinvention littéraire. Ces trois-là, autant désireux de rompre avec une poésie lyrique nationale que leurs prédécesseurs, s’évertuèrent de créer un mouvement poétique qui tînt compte aussi bien du legs civilisationnel brésilien que de la modernité littéraire impulsée par Oswald de Andrade et le mouvement « pau-brasil » (« bois-brésil », bois du Pernambouc devenu bois national) ainsi que de la modernité européenne (Mallarmé, Corbière, Joyce), et américaine (Pound, Cummings). Redéfinir la force universelle de l’esprit créateur brésilien par l’innovation sans cesse. Dans une filiation marxiste, et reprenant Marx sur le mot radicalité et sa notion (« Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même », K. Marx et F. Engels, Sur la littérature et l’art), Haroldo de Campos, en écrivant cette étude qui fut la préface aux rééditions posthumes des œuvres complètes d’Oswald de Andrade, et qui se lit comme son art poétique, non seulement fait œuvre d’une reconnaissance de dette à l’égard de l’inspirateur du concrétisme, mais effectue un travail d’emboîtement, racine littéraire qui est racine culturelle qui est racine historique qui ne doit pas oublier la racine humaine de tout ce qui précède (les concrétistes reprochant avec virulence à la poésie lyrico-latifundiaire auto-suffisante brésilienne de produire une poésie « où le Pégase parnassien traînait son lourd carapaçon métrique et où la richesse lexicale (entendue dans un sens simplement cumulatif) était une espèce de thermomètre de la conscience « illustrée ». Il est évident que le langage littéraire fonctionnait, dans ce contexte, comme un jargon de caste, un diplôme d’aristocratie intellectuelle : entre le langage écrit, en proie aux prurits de la correction, par les convives du festin littéraire et le langage négligemment parlé par le peuple […] se creusait un abîme apparemment infranchissable. », écrit H. de Campos). Pareillement à une ville nouvelle, détruire pour reconstruire du nouveau tenant compte des temps modernes, le projet concrétiste voulait édifier, sur le modèle de la ville de Brasilia, carrefour utopique et futuriste de croisements topographiques et sociaux, voulait édifier un carrefour des langages, sensible aux langages qui apparaissent dans le monde moderne et se croisent, tout en aspirant à bâtir et consolider un esprit de « dévoration critique » pour donner forme concrète au poème (travail de forme inventif), considéré comme « structure dynamique » donnant forme physique au livre par où circuleraient ces langages ; il s’agissait bien, de même, pour les concrétistes inspirés par la filiation moderniste, de créer un langage du soulèvement verbal (et Haroldo de Campos en fit belle et fabuleuse preuve dans ses Galaxies (1963-1976), à la fois odyssée et épopée de la langue dévoreuse d’espace et de temps, un réel chef d’œuvre de la littérature mondiale1). Si le modernisme puis le concrétisme brésiliens ont été rapprochés du mouvement de rébellion dadaïste, et de destruction futuriste, à seule fin de créer un langage nouveau, ils s’en distinguent néanmoins dans le refus de la tabula rasa ; modernistes et concrétistes ont totalement ingurgité et digéré le passé pour le transformer en énergie nouvelle. Haroldo de Campos revient sur l’héritage traditionnel, mangé et modernement régurgité (« À l’efficacité de l’attitude réductrice de l’anthropophage Oswald, contribua, sans aucun doute, le caractère congénital du Modernisme brésilien, une thèse soutenue par Antonio Candido : dans notre pays, où “les cultures primitives se mêlent à la vie quotidienne ou sont des réminiscences encore vives d’un passé récent”, pouvait avoir lieu, plus naturellement qu’en Europe, l’implantation des procédés de l’avant-garde artistique. Nos modernistes, en assimilant par “ réminiscence localiste” les techniques européennes, qui sur le vieux continent rencontraient de profondes résistances dans leur milieu et dans les traditions, avaient ici des conditions propices pour créer “un type à la fois local et universel d’expression retrouvant l’influence européenne par une plongée dans le détail brésilien”. ») Cette étude de Haroldo de Campos, passionnante, détaillée et précise, ouvrant de multiples portes de réflexion, est aussi à lire et relire avec un regard en coin sur la poésie en progrès française. 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
 
 
1Qu’on peut lire dans l’ouvrage d’Oswald de Andrade, Bois Brésil paru en septembre 2010 à La Différence, traduit, préfacé et annoté par Antoine Chareyre. 
2… publié en traduction française (d’Inês Oseki-Dépré) en 1998, par les éditions La Main Courante, dont le fondateur, Pierre Courtaud, est mort le 11 janvier 2011 ; livre aujourd’hui introuvable et qu’un éditeur serait très-bien avisé de rééditer. 
 
 
Haroldo de Campos 
Une poétique de la radicalité 
Essai sur la poésie d'Oswald de Andrade 
Les Presses du réel 
9 € 


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