Pour fêter les trente ans de La Dogana,
un catalogue, des témoignages
et la réédition du premier recueil de Jean-Pierre Lemaire.
Quand elles sont heureuses, les premières fois sont des chances qu'il faut revivre et relancer avec une vraie ferveur. Dans un texte qui figure sur un rabat de la nouvelle couverture des Marges du jour, Florian Rodari raconte comment sa décision de devenir éditeur acheva de se cristalliser : « En 1979, la Revue de Belles-Lettres, que j'animais alors, faisait paraître quelques-uns des premiers poèmes de Jean-Pierre Lemaire. Deux ans plus tard, alors que je n'y songeais plus, Pierre Oster me remettait, sur les marches du métro Saint-Paul à Paris où une soudaine averse nous avait précipités, le manuscrit complet des "Marges du jour" qu'il n'avait pas, malgré ses efforts, réussi à imposer au comité du Seuil ... Je lus ces pages, les aimai et décidai de les publier comme premier titre de nos éditions encore au berceau ... Dans un petit cercle de lecteurs exigeants, "Les Marges du jour" furent saluées comme un événement rare ... Nous sommes donc très heureux de rééditer ce recueil - vite epuisé et jamais retiré pour d'absurdes prudences budgétaires ».
Dans leur nouvelle mouture, les poèmes de Lemaire sont complétés par un léger appareil critique : Amaury Nauroy qui est à présent l'un des membres de l'équipe de La Dogana et qui avait réalisé en 2004 un cahier spécial de sa revue Tra-jectoires à propos de Jean-Pierre Lemaire, a pris soin de mentionner les références des recensions critiques faites autour de sa parution. S'y ajoute "Un pas vers nous", l'intégralité de l'article publié par Jaccottet dans un numéro de la Nrf de 1981, à cette époque dirigé par Georges Lambrichs. Philippe Jaccottet écrivait avoir perçu chez Lemaire « une voix totalement dépourvue de vibrato, miraculeusement accordée au plus simple, proche et difficile dont elle parle et qu'elle essaie calmement, patiemment de rendre encore une fois un peu plus poreux à la lumière ».
Trente années plus tard, 80 ouvrages et plusieurs collections faciles à prendre en main (majoritairement, des formats 20 x 14, 5 cm ou bien 21 x 16 cm) sont récapitulés dans l'inventaire d'un élégant recueil qui rassemble plusieurs témoignages et qui fait simultanément office de catalogue. La Dogana aura connu une croissance modestement régulière. D'après la chronologie établie dans ce recueil, cette maison concevait et fabriquait jusqu'en l'an 2000 deux ou trois ouvrages par an : des proses et des poésies, principalement des auteurs suisses et français ou bien des traductions (Gongora, Emily Dickinson, John Keats, Leopardi, Mandelstam, Raboni ou Rilke). Elle surmonta le sombre cap du mois de mai de l'année 2002 pendant lequel on se souvient qu'une trop grande partie des livres des éditeurs distribués par Belles-Lettres disparaissait dans un incendie. Dans cette occurrence, pour La Dogana, le dommage fut principalement matériel ; certains exemplaires ne partirent pas en fumée puisqu'ils étaient entreposés en Suisse, les contrats d'assurances qui avaient été souscrits compensèrent ce très funeste désastre.
Dans le tournant du siècle, trois nouvelles collections furent imaginées. La collection "Images" entreprit de façonner des livres d'art, notamment l'un de ses rares best-sellers, "Le bol du pélerin" que Jaccottet consacra à Giorgio Morandi. Ensuite, les deux volumes d'anthologies élaborés à partir de 2002 par Philippe Jaccottet donnèrent naissance à la collection "Poètes du XX° siècle". Cette première diversification fut amplifiée au moment de la parution en 2004 de la collection "Ad alta voce", des CD inclus dans des emboîtage-livres. Musique et poésie s'allient : on découvre avec des accompagnements de textes ou bien des traductions, des fragments musicaux d'Hugo Wolf, Mahler et Schumann ainsi qu'un enregistrement donnant à écouter Jaccottet proférant un choix de ses textes. L'interprète principale de ces CD est Angelika Kirchschlager qui livre également son témoignage à propos de sa collaboration avec La Dogana, un éditeur qui écrit-elle, travaille avec « enthousiasme, sûreté de goût, clarté de jugement, flegme et humour ».
La Dogana, ce sont autour de Florian Rodari plusieurs cercles d'amis proches : entre autres, le peintre Peteris Skrebers, l'imprimeur Jo Cecconi ou bien encore Stéphanie Cudré-Mauroux qui est depuis quelques années la responsable des archives de Jean Starobinski et qui s'occupe à La Dogana de la collection Poésie Prétexte. Parmi les titres de ce catalogue ainsi que dans l'organigramme informel qui veille sur La Dogana, l'oncle de Florian - Philippe Jaccottet - occupe l'écart d'une place point du tout lourde, bien évidemment essentielle. L'un des leitmotivs de Rodari est d'expliquer que sa petite entreprise douanière n'a pas souci de contrôle. Elle « donne un visa à la parole » ; parmi les auteurs ou traducteurs qu'elle a publiés on citera Jean-Christophe Bailly, Yves Bonnefoy, Pierre Chappuis, Philippe Denis, Jean-Paul Hameury, Gérard Macé, Gilles Ortlieb, Anne Perrier, Jacques Réda, Gustave Roud, Jean-Luc Sarré et Jean Starobinski.
On trouvera dans ce volume d'happy birthday dont Amaury Nauroy est le maître d'œuvre, des indications précises quant à chaque livre paru sous l'enseigne de La Dogana, ainsi qu'un florilège de textes inédits d'Yves Bonnefoy, Alain Madeleine-Perdrillat, Jacques Réda, Pierre-Alain Tâche et Frédéric Wandelère. Jean-Pierre Lemaire retrace pour sa part avec humour et reconnaissance le moment de sa première entrevue avec Rodari « sur un quai de la gare de Maison-Laffitte où il faisait déja nuit » : il ne connaissait pas le visage de son éditeur, il s'aperçut soudainement « qu' il n'était resté sur le quai qu'un jeune homme un peu dépenaillé, à l'imperméable trop long, ressemblant à un oiseau migrateur qui se serait trompé de latitude ».
Parce que pour sa diffusion le sort de la poésie dépend aigûment des capacités d'accueil et des initiatives de la librairie, on lira dans cet ouvrage le précieux témoignage de Muriel Bonicel qui travaille chez Tschann et qui se souvient de rencontres et de lectures qui se sont tenues boulevard du Montparnasse, par exemple « autour du livre de Claude Garache, réunissant peintres et poètes devant un public de lecteurs fidèles, des hommages rendus à André du Bouchet - au sujet duquel un habitué me disait tout récemment qu'il allait souvent à Truinas, sur sa tombe » : « aujourd'hui, ajoute Muriel Bonicel qu'on approuve pleinement, je vois la librairie comme un espace de la mémoire et du dialogue, où peuvent se nouer de secrètes transactions, mots que Jaccottet emprunte à Virginia Woolf dans Orlando ».
La poésie, pour dire les choses avec trop de rapidité, serait à la fois grave et infiniment légère. Telle est l'impression qui peut nous traverser à la lecture de la contribution de Philippe Jaccottet pour ce petit volume. Ce dernier félicite à son tour « une douane qui ne laisserait passer que le meilleur ». Puisqu'il n'évoque pas toutes sortes de blocages, le mot séduisant de Dogana entraîne chez lui un irrépressible détour, dans la lignée de son Libretto qu'il avait publié en 1990. Il évoque tout d'abord sa gratitude et son amour pour Venise et l'île de la Guidecca qu'il vient de revoir dans un documentaire. Songer à ces lieux procure un sentiment de « stupeur, presque jusqu'aux larmes - chez quelqu'un qui n'en fut jamais prodigue - à la pensée qu'une beauté pareille ait été possible en tel point du temps et de l'espace, et survive. »
Jaccottet affirme que les choix effectués par La Dogana auront « compté pour lui comme la plus sûre ressource contre l'effondrement qui presque à chaque pas, nous guette ». Il se réjouit de pouvoir penser qu'un vieil ami de Florian Rodari, son fils Antoine Jaccottet se soit récemment lancé dans l'aventure d'ores et déja magnifique d'une autre maison d'éditions, Le Bruit du temps. Antoine Jaccottet programme actuellement pour l'hiver 2011/ 2012, en coédition avec La Dogana, la publication d'une traduction de Marion Graf, "Mon temps, mon fauve", une impressionnante et très nécessaire biographie d'Ossip Mandelstam (un ouvrage énorme qu'on attend avec impatience, 700 pages composées par Ralph Dutli, un livre qui a connu succès en Allemagne ainsi qu'en Russie).
Les fous rires ont partie liée avec la poésie ... Merveilleusement souriant, Philippe Jaccottet - à propos de qui, puisqu'il en donne fréquemment la preuve contraire, il faut définitivement cesser de penser qu'il se soit arrêté d'écrire - ne veut pas s'empêcher de terminer ainsi le texte qu'il rédige depuis sa maison de Grignan : « il y a quelque chose qu'à la fin je désire aussi confier à ces pages ; quelque chose, certes de moins noble, qui est pour les trois personnes dont je viens de parler, sans oublier trois personnes en une, la mère, la tante et l'épouse : le goût et le don du rire. Puisque les deux cousins que je viens d'évoquer se sont retrouvés ensemble, plus jeunes, assez souvent, nous les aurons vus souvent aussi capables de "rire aux larmes", et nous entraîner sans peine à leur suite dans ce genre de cascades ... Il me semble, avec le recul, que ces blagues et ces rires garantissaient, sans qu'aucun de nous, heureusement, en prît conscience, l'authenticité de nos marches plus graves dans les hauteurs ».
[Alain Paire.]
Le site des éditions La Dogana sur ce lien.
A propos de Florian Rodari, cf le texte antérieurement publié chez Poezibao, sur ce lien.
Et les éditions la Dogana ont confié à Poezibao ce texte reçu de Jean-Luc Sarré à l’occasion de leur anniversaire :
« Que la très ancienne complicité que nous entretenons vienne gauchir ces quelques lignes, j'en suis bien sûr conscient, il me faudrait feindre pour qu'il en soit autrement car avant d'être mon éditeur Florian Rodari est mon ami. Il l'était déjà depuis vingt ans quand je lui ai soumis le manuscrit d'Embardées. A vrai dire notre relation remonte au début des années soixante-dix quand il avait pris la direction de la RBL, cahier de création dont il fera durant quinze ans une incontournable référence à contre-courant des formalismes alors prépondérants.
Ce travail, ce souci d'éclairer le sensible plutôt que les salles d'un laboratoire, Florian Rodari (ou "il") le reconduira avec La Dogana. Le témoignage de cette volonté sera sensible dès les premiers titres, et les voix qui illustrent ce qu'il faut bien appeler une aventure — la part d'inconnu n'y étant pas négligeable — pour être toutes différentes, n'en portent pas moins une trace commune, celle de la poésie vécue comme une expérience intérieure.
Voix différentes certes, mais voix d'abord et authentiques, qui confèrent à ce catalogue d'une cinquantaine de titres une étonnante harmonie.
Ne craignons pas les formules consacrées et souhaitons "longue vie" à cette belle maison d'édition qui souffle cette année ses trente bougies. Ça s'arrose! Je pense à Johnny Walker:
La Dogana, born 1981, Still going strong »
(Jean-Luc Sarré)