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Les entretiens in-finis, avec Antoine Emaz, 1

Par Florence Trocmé

Antoine Emaz a accepté de se plier au jeu des entretiens in-finis (dans le sens toujours à continuer, pouvant être repris, approfondis, complétés, se développant dans le temps). Il rejoint ainsi ici Auxeméry, Patrick Beurard-Valdoye et Jean-Pascal Dubost. Caroline Sagot-Duvauroux a également accepté de participer à cette aventure et Poezibao a en projet un premier entretien avec elle. 
 
 
Florence Trocmé :
tu vas publier bientôt aux éditions Publie.net un nouveau livre de notes intitulé Cuisine. Puis-je te demander pourquoi ce titre ?  
 
Antoine Emaz :
Cuisine : ce titre entre en résonance pour moi avec Cambouis, et ce n’est pas seulement parce que les deux livres sont chez publie.net. Les deux mots sont liés au quotidien, à ce qu’on ne montre pas d’ordinaire, la face « sale » du boulot, alors que le poème est « propre ». Les notes sont l’occasion de désacraliser un peu la poésie et le poète, de montrer qu’il s’agit d’une tambouille, d’un travail. La métaphore mécanique de Cambouis va de pair, ou me semblait aller de pair, avec celle, culinaire, de Cuisine. J’aime rester près du sol pour éviter de tomber de haut. Héritage reverdyen aussi ; j’ai toujours beaucoup aimé son poème La saveur du réel qui se clôt sur cette phrase : « Dans sa chute il comprit qu’il était plus lourd que son rêve et il aima, depuis, le poids qui l’avait fait tomber. » Exactement ça : ne pas rêver ou idéaliser la poésie, mais la faire. Et pour cuisiner, on sait qu’il faut à la fois des recettes et du risque. Mes notes sont des bouts de recette, les morceaux d’un puzzle d’art poétique qui ne sera jamais réalisé, figé, construit ou réuni en une totalité fermée, finie, à la Boileau. Dans ce cas, je perdrais le second élément nécessaire : le risque. J’aime mieux laisser la fenêtre ouverte et voir venir ce qui vient, au cas où viendrait quelque chose. 
Dans Cuisine, j’entends aussi, floue, ma mère disant souvent à des invités : « Excusez-moi, je vous fais passer par la cuisine… » Je dis aussi cela au lecteur, mais sans m’excuser. C’est seulement une proposition d’aller au poème en passant par l’atelier. On peut tout autant y aller directement. Les notes ne sont pas un mode d’emploi ou une grille de lecture des poèmes. Ils vivent leurs vies, autonomes, dans leur propre registre. 
 
 
FT : dans les premières pages de ce livre tu écris « Écrire est enraciné profond en vivre ». Je crois aussi que tu n’es pas partisan d’une division arbitraire, autoritaire surtout, entre l’œuvre et la vie d’un écrivain. Et sans doute pas tout à fait d’accord avec ces théories qui postulent que l’œuvre n’a rien à voir avec la vie. Peux-tu développer un peu ce point, voire donner quelques exemples de la relation écrire / vivre ? 
 
Antoine Emaz : tu me ramènes à un point d’interrogation alors que je pensais m’en sortir avec le trait d’union. Chacun de ces deux termes est une évidente complexité : alors, leur articulation… Disons que je constate que je ne maîtrise ni écrire ni vivre : ce sont donc deux énergies aussi puissantes l’une que l’autre, mais sans lien. Le poème est le résultat d’un choc, d’un court-circuit entre ces deux pôles. Mais il est exactement situé dans le trait d’union écrire-vivre, ou vivre-écrire, plutôt, chronologiquement parlant. 
Vivre n’est pas simple : voilà un « dicton de concierge » comme disait Baudelaire. Une vie ordinaire est un sac de nœuds. Je n’ose penser à une vie extraordinaire, encore qu’elle serait peut-être plus facile à cause des couleurs alors qu’une vie normée/normale est simplement d’une grande diversité de gris. L’ordinaire n’est pas un monochrome « couleur puce », mais une infinie variation entre blanc et noir. Voilà pourquoi mes livres sont à la fois monotones et différents. Disant cela, je ne critique pas d’autres démarches, j’assume seulement la mienne : elle est pauvre. Si d’autres trouvent du pétrole en leur sous-sol, tant mieux pour eux. Si d’autres s’aèrent sous d’autres ciels, tant mieux aussi.  
 
Alors écrire, en plus ? Cela ne résout rien, ne guérit pas ; je vois cela plutôt comme une mise à plat, une façon d’y voir un peu plus clair, de respirer un peu mieux. Une sorte de prise d’écart, de distance : je ne suis plus muet, j’essaie de dire pour moi et l’autre ce qui, d’habitude, nous fait taire. 
Écrire-vivre, c’est partir de ma vie jusqu’à ce qu’elle s’adresse, par le poème, aux autres, à leurs vies particulières. Le poète n’est pas devant tout le monde, guidant le peuple et voyant plus loin ; il est derrière, aussi aveugle que les autres, mais il dit son aveuglement, et son refus. Ce n’est pas refuser qui le distingue, mais son dire. Donc tout le travail consiste à rejoindre le commun en partant du singulier. Voilà le boulot d’écrire. Non pas exacerber l’individu, mais à partir d’une vie, que le poème sauve aussi comme vie personnelle, aller vers un vivre qui soit commun, collectif, une condition d’homme, si on veut. Si le lecteur ne se reconnaît pas dans le poème, j’ai raté ; si je ne me reconnais plus dans le poème, j’ai raté également. C’est assez simple. 
On pourrait poser cela  à peu près, comme une ligne directrice qui n’existe pas vraiment mais pourrait être vue comme telle, après des années. Reste que dans Cuisine, ça glisse. Je ne voulais pas ce glissement, au départ, mais le terrain a glissé, donc je l’accompagne vers une note peut-être plus proche de celle du journal. Si les poèmes ne reviennent pas, je crois que la pente continuera d’aller de ce côté. Note et poème ont en commun au moins deux points : continuellement commencer, et liberté totale de facture. D’une certaine façon, maintenant, la note me permet de poursuivre le poème par d’autres moyens, mais c’est toujours cette tension écrire-vivre qui mobilise la main. 
 
 
FT : un peu plus loin tu écris que « le poème travaille dans de la langue-pas-encore-pensée » où il faut lire, je crois, pensée comme un nom et non un adjectif….Tu emploies par ailleurs souvent le terme de force-forme ou forme-force (je ne sais plus dans quel sens ?) Peux-tu préciser ce que tu entends par là et si c’est  « le mouvement de la langue innervée par vivre » qui est en fait à l’origine de la forme qui va s’imposer à toi. Tu dis, je crois, qu’il n’y a pas pour toi de forme préétablie, ni pour le poème, ni pour la séquence, ni pour le livre, que cette forme nait de ce qui vient dans le mouvement de la langue. Peux-tu préciser ce point ?  
 
Antoine Emaz
 : d’abord, tu as raison, « pensée » est à lire ici comme un substantif. Certains peuvent dire penser = liberté ; mais pour moi élaborer une pensée signifie d’abord contrainte, formatage, bride, loi… J’aime bien l’exergue de Reverdy pour Le Gant de crin : « je ne pense pas, je note ». Il voulait sans doute humblement se démarquer de Pascal. Mais je prends sa proposition au premier degré. Noter est un geste d’écriture en soi, un refus ou une impuissance de bâtir une pensée à coups d’idées-parpaings. Les notes sont un tas, briques, pierres ou sable, mais du matériau en vrac. Je me méfie de tout système englobant qui fige vivre en appareil, mécanique à rouages étouffants. En ce sens la note, dans sa plasticité, me paraît une forme moderne, une manière de penser en apesanteur logique, laissant apparaître à la longue des tendances sinon des constantes, mais sans se plier aux lois de l’essai ou de l’article. C’est une forme libre. 
« Force-forme » ou « « forme-force » ? J’ai pu employer les deux termes, effectivement, mais s’il faut choisir, c’est nettement force-forme qui est le plus juste. La forme est toujours seconde pour moi ; elle ne génère jamais le poème. Il s’origine dans la force, mot pour dire une énergie muette, mélange combustible d’émotion, sensation, mémoire… Écrire un poème, c’est brûler vivre en mots. La flamme prend la forme qu’elle peut/veut, selon le carburant. C’est à la fois obscur et simple comme processus : obscur parce que tu ne comprends pas où et comment s’articule le poème, simple parce que d’évidence ce qui vient sur la page est la matière d’un poème.  
Mais dire que la forme est seconde, parce que vivre précède toujours écrire, ne signifie pas qu’elle soit secondaire. Une fois passé le moment d’irruption du poème, lorsque brutalement l’émotion mobilise la langue, il reste tout le travail de menuiserie, et c’est un boulot essentiellement formel. Il n’y a plus rien à trouver de neuf, mais seulement à ajuster le plus exactement possible les mots. C’est au bout de ce long et lent travail, lorsque le poème ne me paraît vraiment plus perfectible malgré des tentatives multiples, que je le considère comme fini. 
 
 
FT : tu écris : « il faut à la fois que le mot pèse de tout son poids (tendre à l’isolement) et qu’il soit pris dans le mouvement global de la séquence ou de la page » et tu ajoutes « favoriser le vertical, le travail autonome du mot, sans perdre l’horizontal ». Cette double articulation vertical / horizontal fait-elle référence à la musique et à l’articulation entre le vertical de l’harmonie et l’horizontal de la mélodie ? Je crois que tu écoutes et que tu as écouté beaucoup de musique… Y a-t-il pour toi des influences réciproques possibles entre les arts, est-ce que ton art poétique peut se servir de quelque chose de la musique, ou de la peinture ? Autrement dit, est-ce que la musique et la peinture t’apportent quelque chose de concret dans la Cuisine, ou bien les goûtes-tu pour t’en nourrir, comme de la cuisine d’un autre ? 
  
Antoine Emaz
 : je comprends ta question et sais ton goût profond pour la musique. Mais tu peux en jouer, moi non. Donc tu peux, de l’intérieur de la musique aller vers d’autres arts et intégrer la musique à ta démarche de création. Moi pas. C’est une frustration de se savoir incapable de peindre ou d’être musicien. Quand tu as compris que tu ne peux aller par là, tu mets toute l’énergie dans ce que tu sais faire : écrire. 
Je comprends très bien des trajets comme ceux de Klee, Michaux, Cocteau, Hugo… mais je sais que je n’ai pas ce double don. J’ai longtemps écouté beaucoup de musique classique, de l’opéra aussi, mais tout autant du jazz, du blues et du rock. Mais depuis plusieurs années j’écoute surtout le silence ; besoin de silence, écoute du temps. Exceptionnellement, si je mets un cd, ce sera le quintette avec deux violoncelles de Schubert, les suites pour violoncelle de Bach, le Requiem de Fauré… Et dans la voiture, en allant au travail, c’est du rock.  Non, je ne crois pas que la musique interfère avec mon écriture, sauf à considérer le poème comme musique de langue, alors là, bien sûr. 
Pour la peinture, c’est un peu autre chose, mais au fond, il en va de même. J’aime beaucoup travailler avec un peintre dans le cadre d’un livre d’artiste. C’est très souvent une vraie rencontre, surprenante et riche, mais le boulot de l’un s’arrête ou commence le boulot de l’autre. Au fond, je crois que n’importe quel créateur, qu’il soit musicien, plasticien, poète, danseur, acteur… est assez seul dans son art. Ceci n’interdit ni l’amitié ni la curiosité pour le travail des autres. 
 
©Antoine Emaz et Poezibao, mai 2011 


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