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Artiste indépendant, onze années d’indépendance

Par Bgn9000

Le trente et un mai prochain va se clôturer une période de ma vie professionnelle. Jour pour jour, jour après jour, j’aurai travaillé 132 mois en tant qu’indépendant (freelance) dans le secteur des banques et plus particulièrement pour les salles de marché. Ce seront 132 factures mais aussi 132 déclarations de TVA et bien d’autres réjouissances administratives. Je ne sais pas si ce statut est viable, surtout quand je me réfère à la longévité de certaines de mes missions. La réglementation du travail en France se durcit pour éviter les emplois détournés, pour contrer la lourdeur des CDI. J’ai donc vécu une période d’extrême agilité qui avait de bons côtés financiers et de souplesse, qui favorisait la création d’entreprises, mais qui pouvait déboucher sur des exactions à la Kerviel. Le monde actuel est sous la coupe des juristes et du marketing. Il était conduit par des techniciens et par des ingénieurs, le monde de la technique d’Heidegger. Il va falloir revoir nos analyses. Sony a préféré dépenser des millions contre des hackers en poursuites, plutôt que de trouver des solutions techniques, bilan les attaques se multiplient et le géant nippon n’a aucune parade. Cela fait preuve d’un certain archaïsme pour une société high-tech. Je ne sais pas si le monde selon Hadopi est celui que je veux léguer à mes enfants. Mais je suis certain qu’ils n’en feront qu’une bouchée, c’est ainsi avec le génie humain. Ce que l’homme a su faire, l’homme saura le défaire. C’est à ce jeu de dupes que nous qualifions les progrès de l’humanité. N’y voyez pas une critique négative, juste un instant de réalisme, en cette heure tardive, pour l’optimiste invétéré que je suis.

Mozart était aussi un artiste indépendant. Certes, l’époque n’est pas la même qu’aujourd’hui, mais Norbert Elias nous éclaire sur le fonctionnement particulier de la noblesse outre Rhin qui n’est pas très connue par des Français habitués aux organisations centralisées. En tout cas, ce fonctionnement a sans doute favorisé grandement la création musicale « sur les anciens territoires du Saint Empire romain germanique, l’échec des tentatives d’unification de suzerains centraux, papes ou empereurs, entraîna la formation d’une multitude de petits États à faible niveau d’intégration » (page 44 de « Mozart, sociologie d’un génie »)  : « Il n’est pas abusif de mettre en relation l’extraordinaire productivité de la musique de cour dans les territoires de l’ancien empire germanique avec cette configuration, avec les rivalités de prestige entre les multiples cours et la multitude de charges de musiciens qui se créaient ».

Même si dans les détails, le contexte du temps de Mozart par rapport au mien est diffèrent. Il me plaît de savoir grâce à Norbert Elias que cette situation existait à cette époque et comprendre la dynamique des musiciens de cour qui n’avaient pas la même liberté de création que les écrivains ou philosophes de la même période puisqu’il est plus facile logiquement d’écrire des livres et les vendre que de composer et de faire jouer sa musique et qu’il était possible de trouver une bourgeoisie suffisamment aisée pour acheter des livres mais pas assez pour entretenir un orchestre, surtout avec un musicien qui déborde le cadre local.

On sent bien, d’une part, cette relation de dépendance entre le musicien talentueux et la noblesse pourvoyeuses de moyens et, d’autre part, cette situation d’indépendance au travers de la multitude de cours princières : « un musicien bourgeois – au contraire d’un homme de lettres bourgeois – avait besoin d’une place à la cour… Il y avait toutefois, en Allemagne (y compris en Autriche) comme en Italie, une échappatoire pour les musiciens : la possibilité de changer de maître… C’était dû pour commencer à la structure particulière du pouvoir dans ces pays – et non pas à l’accession de la bourgeoisie ». Ce qui n’était pas le cas ni de la France ni du Royaume-Uni. Ma situation professionnelle n’était pas non plus dans le modèle anglo-saxon qui règne en maître sur le monde des affaires. En France, nous avons vu cohabiter le consulting et les freelances. Je n’ai pas retrouvé cela ni à Londres ni à Hong Kong et je connais très mal Francfort, et pourtant l’économie allemande et la bourse de Francfort représentent une grande part du marché mondial.

Page 46 et suivantes, Norbert Elias nous détaille les conditions de vie professionnelle de l’artiste indépendant à l’époque de Mozart  qui était un précurseur pour un musicien, ce que je ne suis pas : « L’évolution de la musique était comparativement en retard. Mozart prit sa décision de s’établir comme ‘artiste indépendant’ à une époque où la structure sociale n’offrait pas encore de place de cet ordre pour un musicien de premier plan. La constitution d’un marché de la musique et des institutions correspondantes n’en était encore qu’à ses balbutiements… En rompant avec son maître de Salzsbourg, Mozart courait donc, sciemment ou non, un risque extraordinaire. Il mettait en jeu sa vie, toute son existence sociale… La situation à Salzsbourg lui était devenue insupportable… Son protecteur décidait pour lui quand il devait donner un concert, et lui prescrivait même plus d’une fois ce qu’il devait composer ». Ce tableau semble un peu trop noirci. Je pense sincèrement que Mozart n’avait pas la finesse d’esprit pour s’adapter à cette situation. Il était en pleine rébellion, dans un œdipe  qu’il ne savait ou ne pouvait pas guérir, car son père et son maître se confondaient dans un rapport hiérarchique ou dominant, lui imposant des compositions dont il était intérieurement un peu fier et désireux de séduire l’establishment. En définitive, il se livrait une bataille interne à la mesure de son déséquilibre sentimental et éducatif. D’autres, dans cette situation de compromis, s’en sont mieux sorti que lui : « Certains d’entre eux, par exemple François Couperin ou Johann Sebastian Bach, avaient réussi de grandes choses. Peut-être Mozart était-il tombé sur un maître particulièrement exigeant, mais ce n’est pas là le problème… il anticipait sur les attitudes et sur la sensibilité d’un type d’artistes plus tardifs ».

Pour ma part, mes onze années d’indépendance se sont déroulées sous le signe de la liberté dans mon travail, que ce soient les tâches réalisées, que les choix technologiques. Et, je dois cela à un acharnement de ne rien lâcher, d’anticiper les problèmes et surtout d’être mon propre donneur d’ordres. C’est ce que l’on appelle être une personne autonome. J’ai réussi cela non seulement pour moi-même, mais aussi pour les équipes, certes réduites, que je gérais. Je me suis placé dans la situation de celui qui maîtrise, de l’expert, et je m’en suis donné les bonnes conditions pendant onze ans. Et, pourtant combien de doutes ont jalonné ce chemin et combien de difficultés extra professionnelles sont venues m’ébranler dans ma persévérance. J’ai appliqué la même méthodologie : augmenter le niveau d’exigence sans rogner sur telle ou telle partie comme la santé et la famille. J’avais et j’ai toujours une chance incroyable, un bagage inestimable : la confiance en moi et la lucidité de l’équilibre. Malgré les échecs que j’ai rencontrés, malgré les rêves que je n’ai pas réalisés. Alors que pour Mozart, au lieu d’un tremplin, ses propres rêves étaient ses échecs : « la structure de sa personnalité était celle d’un homme qui veut suivre le cours de ses propres rêves » et je rajouterai sans en avoir les moyens et surtout sans pouvoir s’en donner.

Au final, je quitte mardi prochain ma vie de travailleur indépendant. Je n’ai pas eu l’impression de me libérer et l’administration française m’a même convaincu du contraire, à savoir que cette relative liberté a un prix : la paperasse ! De plus, au lieu d’avoir des patrons, j’ai eu des clients. La distinction est faible. Mozart a vécu aussi cette expérience : « il voulait essayer de gagner sa vie en donnant des cours de musique et des concerts, pour lesquels les nobles et les grandes dames de Vienne l’inviteraient dans leurs maisons ou qu’ils l’organiseraient pour lui… Il jouissait en outre d’une certaine réputation… Dans le fond, même en tant qu’artiste indépendant, il dépendait encore du cercle local très limité de clients… Ce cercle était assez rigoureusement fermé sur lui-même… Lorsque le bruit courrait que l’empereur n’appréciait pas beaucoup un musicien, la bonne société le laissait tout simplement tomber ».

27 mai 2011

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