Voilà dix jours qu’il geint. Sur les ondes, dans le poste, sur papier. Il geint. On « jette ses combats aux oubliettes », on le sacrifie pour « deux mots », c’est un coup des sarkozystes… Bref, Jean-François Kahn n’en revient pas d’avoir été lâché par la sphère médiatique.
Ce n’était pas faute d’avoir craché sur les féministes et vilipendé les puritains-qui-ne-comprennent-pas-notre-culture-de-la-gauloiserie, rien n’y fit. À 72 ans, Jean-François Kahn était bien obligé d’accepter ce fait brutal: BHL peut encore raconter n’importe quoi sans grand risque, lui non.
Pas assez riche. Pas assez puissant. Que voulez-vous, dans la France sarkozyste, le droit de dire impunément des conneries est intimement lié à la place qu’on occupe dans la hiérarchie. Pour pouvoir continuer dans la lignée de la brillante tirade du 16 mai, il aurait fallu occuper un échelon situé quelques crans plus haut. Cruelle désillusion.
Mais à voir ce vieil oligarque incapable de tirer sa révérence un peu discrètement, posant à la victime avec une complaisance irritante, annonçant tous les jours qu’il s’en va pour recommencer le lendemain, on est pris d’un doute: quel aveuglement, quelle surdité nous avait donc empêché de nous rendre compte du décalage qui s’était creusé entre les modes de pensée de notre oligarque marivaldien et l’état – finalement pas si lamentable – de notre éthique commune?
Tout fonctionne comme si nos oligarques médiatiques pouvaient débiter pendant des années leurs salades jusqu’à ce qu’un jour, le mot de trop soit prononcé: et là, fin de partie.
Dans ce cas, JFK aurait raison: on l’attaquerait simplement sur un dérapage, un moment d’absence qu’il serait donc injuste de lui reprocher. L’argument est connu: la sphère politique en use et abuse depuis la nuit des temps… Il suppose, en quelque sorte, une rupture complète entre expression et pensée, entre fond et forme, entre caractère et parole, autant d’hypothèses intéressantes assez difficiles à accepter quand on y réfléchit un instant.
Plus encore, l’argument est entièrement centré sur l’oligarque qui prononce ses paroles: dans ce modèle, personne ne se pose la question du public: écoute-t-il? et si oui, comment écoute-t-il? et que fait-il de ce qu’il écoute?
Car la théorie du dérapage suppose que la parole malheureuse aurait surgi dans un discours dont tout le monde savait qu’il était, avant cela, irréprochable. « Vous le savez bien, voilà 20/30/40/50/60 ans que vous m’entendez (rayez la mention inutile selon l’état de maturité de l’oligarque). » Mais pauvres satrapes médiatiques, cela supposerait qu’avant, on ait pris la peine de vous écouter! Or, le scandale JFK tend à prouver exactement l’inverse.
Le discours des oligarques médiatiques français, si on le réduit à sa plus simple expression sur le mode structuraliste, peut se schématiser comme suit:
1. année après année, un homme blanc, riche, de plus de 70 ans, über-connecté, parfois dépourvu de tout diplôme sérieux, pisse l’article, l’éditorial et le livre de commande: Jean Daniel, feu Jean-François Revel, Alain Minc, Jacques Attali… (je vous renvoie à L. Pinto, Le café du commerce des penseurs)
2. la sphère médiatique bruisse de leurs saillies intellectuelles, se pâme d’aise en faisant les comptes-rendus de leurs livres – qui représentent invariablement, au choix, l’Everest de l’intellect ou le Mouton-Rotschild du neurone –, jouit à plein tube sur les plateaux en invitant les intéressés. Quand à nous, malheureux pékins, on nous force à entendre, lire ou voir, jour après jour, les mêmes individus par une technique éprouvée de réduction des choix et des possibles (cf. les analyses que Chomsky consacre au fonctionnement médiatique).
3. tout le monde s’en fout. Mais absolument tout le monde. Les paroles et les écrits de ces individus sont matraqués, répétés, imposés sans pour autant imprimer de marque sur les esprits. Résistance passive. Surdité contrôlée. Quand on me force à manger, je dégueule. Quand on me force à entendre, je passe en ondes alpha.. Franchement, qui s’amuse à lire le bloc-note de BHL? Qui lit vraiment les éditos de Jean Daniel? les vaticinations imbéciles de Minc? Alors qu’on diffuse amplement les tirages pharaoniques des bouquins oligarchiques (200 000 exemplaires comme un rien), avez vous déjà vu la presse mentionner les chiffres de leurs… ventes?
4. un jour, un mot malheureux fait hurler. Selon une subtile équation entre l’échelon du bonhomme et le degré d’infamie du propos, il est mis en veilleuse par le système pour une durée plus ou moins longue.
Le rapport à la prose oligarchique est donc binaire.
- Soit elle est un bruit de fond, beaucoup commenté d’un appareil de presse à l’autre, mais laissant indifférente la population un minimum dotée de compétences cérébrales: honnêtement, quand on a cinq minutes à soi, pourquoi lire les flatulences d’Attali alors que des gens compétents produisent des analyses vraiment éclairantes?
- Soit, au cœur du magma consensuel, la pensée oligrachique est formulée d’une façon inacceptable et, soudain, elle sort de l’ombre et passe, pour quelques jours, au premier plan dans les consciences.
Les oligarques ont bien mauvaise grâce à se plaindre qu’on ne retient que leur prétendus dérapages. Si on ne parle pas de leurs propos habituels, c’est simplement qu’ils sont dépourvus du moindre intérêt et sont un pur white noise. La petite phrase est donc la seule à retenir l’attention (peut-être aussi parce qu’elle fait naître l’espoir fou qu’on va pouvoir en faire taire un), et il est impossible qu’il en soit autrement.
Car quand le public écoute sans rien dire les oligarques, ce n’est pas qu’il consent: c’est qu’il s’en tape. La concentration sur la petite phrase est le simple résultat du fonctionnement de la prose oligarchique: indifférence face à l’eau tiède sans un gramme de pensée/ explosion quand un « dérapage » a lieu.
Est-ce stupide? Sans doute. Mais à qui la faute? Que le système médiatique français rétablisse un peu de diversité intellectuelle sur ses ondes et dans ses colonnes, qu’il ouvre un peu la caste et on verra rapidement disparaître l’attention au fameuses petites phrases: tout simplement parce que les esprits seront occupés à de vrais débats. Essayons Boltanski à la place de Minc, Negri à la place de Daniel, Butler à la place de BHL, et parlons en…
On pourra alors rendre nos intellectuels médiatiques à leur insignifiance et à leur liberté de proférer les pires conneries. Mais qu’on ne se trompe pas: quand le public ne réagira même plus à leurs petites phrases, c’est qu’il les aura définitivement enterrés.