Il faut lire le Quatuor d'Alexandrie comme un ensemble, un seul roman, ou, pour citer son auteur, Lawrence Durrell, « une sorte de poème en prose adressé à l'une des capitales du cœur, la Capitale de la Mémoire. » (Lettre à Henry Miller)
Paradoxe que cette Alexandrie fluctuante. Cette ville chargée d'Histoire depuis son créateur, Alexandre le Grand, qui plonge jusqu'aux premières civilisations pharaoniennes par ses habitants, n'a presque aucun vestige du passé. Il s'agit d'une grande ville moderne, où se côtoient (dans le Quatuor) les nationalités, les langues et les religions. Une ville plombée par la nostalgie, la perte, la défaite, qui n'a pas d'avenir, et dont le présent est multiple, lisible de diverses façons, insaisissable dans son essence.
Ville fluctuante, donc, comme l'est ce qu'elle apprend au lecteur sur l'identité et l'amour, ses grands thèmes. L'identité fluctue selon les regards qu'on pose sur elle depuis l'extérieur. Mais aussi depuis l'intérieur: l'introspection répond à cette règle scientifique qui dit que l'observateur transforme l'expérience.
Plus que l'identité, Durrell a pour ambition de décrire l'amour. Les « nombreuses significations du mot à quatre faces » (Cléa). Le mot à quatre faces est bien entendu love. Quatre lettres, quatre livres qui composent le Quatuor. Qui se déclinent dans tous les modes. Amour-passion, amour physique, homosexualité, saphisme, inceste...
Avec une direction à tout ça, relevée par Christine Savinel, qui a écrit une postface au roman en édition Classiques Modernes (Le Livre de poche). Elle remarque que « l’œuvre est traversée par le phantasme double de l'hermaphrodisme incestueux » - et placée sous le signe des amants incestueux d'Alexandrie, Ptolémée II et Arsinoé, et de Tirésias, hermaphrodite aveugle.
Le fourmillement thématique s'exprime dans une forme elle aussi foisonnante et diversifiée. Le journal intime, la correspondance, l'exposé ésotérique, la théorie philosophique, le récit, le poème, le document, se mélangent et se juxtaposent dans les quatre livres.
Le Quatuor d'Alexandrie prouve ainsi à lui seul qu'est vrai ce qu'a dit, je crois, Teodorov: le roman est, et ne peut être, que dialogique, polysémique, polymorphe.