Affaire DSK, bactérie tueuse, festival de Cannes et Roland-Garros... Trop d'actu brûlante pour qu'on s'intéresse encore à ce dont on ne faisait que parler il y a à peine 3 mois : la situation au Japon. J'ai eu envie d'avoir le point de vue et l'analyse d'une Japonaise sur son pays deux mois après la catastrophe naturelle et nucléaire. Miwako est une jeune urbaine active de 28 ans, mariée à un Américain. Tous deux vivent à Tokyo, dans le quartier branché de Shibuya. Elle a perdu sa tante dans la catastrophe, certains de ses amis ont eu à vivre de terribles moments. Pourtant, elle retient surtout l'extraordinaire puissance d'âme de ses concitoyens face à l'adversité, et l'admiration qu'ils suscitent. Sans oublier ce que la catastrophe lui aura rappelé, et que le Japon sait depuis le début de son histoire : c'est la Nature qui rest toute-puissante...
-J'ai appris que ta tante avait péri dans la catastrophe. Je sais que c'est difficile de parler de ça aussi tôt, mais peut-être peux-tu nous expliquer ce qu'il s'est passé ?
J'ai perdu ma tante lors des événements, elle était à Tokyo et assistait à une cérémonie de remise de diplômes de l'école où elle était professeur de technologie. La cérémonie avait lieu au « Kudan-Kaikan », un des plus anciens immeubles de Tokyo, construit en 1934, tout le monde l'adorait. Mais il n'a pas résisté au tremblement de terre. Avec les secousses, le plafond de la pièce où se tenait la cérémonie s'est effondré. Plus de 60 personnes ont été blessées, et deux professeurs ont été pris sous les décombres, et sont morts. L'une des deux était ma tante. Quand le tremblement de terre s'est produit, la cérémonie s'achevait 10 minutes plus tard. J'ai trouvé une vidéo sur Youtube qui montre ce qui s'est passé. Certains professeurs filmaient : http://www.youtube.com/watch?v=8qjpyMDawRg (comme vous pouvez le constater, la vidéo a été retiré de Youtube et le compte qui l'a publiée, fermé.)
Ce matin-là, ma tante et mon oncle parlaient du tremblement de terre qui s'était produit en Nouvelle-Zélande. Ma tante a dit à son mari : « Prends soin de toi, on ne sait pas ce qui peut se passer ». C'était la dernière fois qu'ils se parlaient.
Après le tremblement, mon oncle lui a envoyé un mail pour savoir si tout allait bien, mais évidemment, il n'eut aucune réponse. Quelques heures plus tard, la police l'appelait pour lui apprendre sa mort. Elle n'a vraiment pas eu de chance : le seul immeuble à s'écrouler à Tokyo a été celui-ci. Mais dans un autre sens, elle a eu un peu de chance : selon les médecins, elle serait morte sur le coup, donc elle n'a pas du souffrir. Et malgré les blessures, son visage était toujours aussi beau à son retour auprès de nous. Nous n'avons pas pu lui dire au revoir de son vivant, mais nous avons fait une belle cérémonie avec la famille et ses amis. Quand on voit qu'à Miyagi ou à Fukushima il y a encore des milliers de disparus, nous sommes vraiment reconnaissants auprès de ceux qui l'ont secouru. C'est évidemment une perte très douloureuse pour nous.
- Comment tes amis, tes proches, ont-ils vécu ces événements tragiques ?
Une de mes amies, Naomi, était à Mito, dans la préfecture d'Ibaragi, pour voir ses parents. Les médias n'ont pas tellement parlé des dégâts là-bas, mais ils étaient sévères. Les bords de mer ont pris le tsunami de plein fouet, et le reste a été détruit par le séisme. Heureusement, la maison de mon amie était dans les montagnes, mais une partie s'est effondrée, et les secousses persistent encore là-bas, donc l'état de la maison se dégrade de jour en jour. Pendant 3 jours, elle n'a eu ni eau, ni gas, ni électricité, et son portable ne marchait évidemment plus. A Tokyo non plus d'ailleurs, parce que les lignes étaient saturées. Mais on pouvait aller sur Internet grâce aux portables, du coup beaucoup de gens sont passés par Facebook ou Twitter pour voir si leur famille, leurs amis allaient bien. Il a fallu quelques jours pour réparer un minimum dans cette région, mais ça a pris moins de temps qu'ailleurs. Du coup, la famille de Naomi a proposé aux voisins qui n'avaient plus d'eau courante de venir se laver chez eux. Ils possèdent aussi quelques appartements, dont certains n'étaient pas loués. Ils les ont proposés aux gens qui avaient perdu leur maison dans le désastre.
Naomi voulait rentrer à Tokyo pour voir si tout allait bien chez elle, mais elle a du attendre 15 jours, parce que la voie n'était pas dégagée. Un de ses amis voulait venir la chercher, mais il n'y avait plus d'essence.
- Comment la population gère t-elle l'après-tsunami ? Observe t-on de l'entraide, une cohésion entre les gens ?
Chacun fait ce qu'il peut, même l'Empereur et l'Impératrice. Chaque jour, ils éteignent toutes les lumières pendant 2 heures pour économiser l'électricité. A Tokyo, on essaie d'économiser autant que possible. Beaucoup d'entreprises ne mettent plus la clim, éteignent un maximum de lumières. Toutes les illuminations de Tokyo, qui consomment énormément, ont été éteintes. En fait, je n'ai jamais vu Tokyo si sombre depuis la catastrophe... Mais il y a une certaine beauté dans cette obscurité.Après le séisme, de nombreuses personnes ont pris des initiatives pour aider les gens de Tohoku. Par exemple, un étudiant a créé un site Internet où l'on peut s'inscrire gratuitement pour mettre en contact des gens qui avaient perdu leur maison, ou qui devaient être évacués, et des gens qui offraient un appartement, une chambre pour les loger. (http://roomdonor.jp/)
Pour ma part, je travaille dans une société de bâtiment, qui construit des maisons en prêt fabriqués. Des équipes ont été envoyées à Minami Soma, près de Fukushima, pas très loin de la centrale. Elles sont restées sur place un mois. Le gouvernement avait demandé que 12 000 maisons soient construites avant mai. Mais à cause des répliques sismiques et du manque de matériel, cela a pris du retard, et tout n'est pas encore terminé aujourd'hui. Ils travaillent sans relâche, sans un jour de repos. Mais personne ne se plaint. Un ouvrier m'a dit d'ailleurs que la ville avait été totalement détruite, et que c'était terrible de voir les dégâts, et que c'était pour ça qu'il voulait faire tout ce qu'il pouvait pour aider.
Au Japon, on a une saison des pluies, qui doit arriver prochainement. Il faut absolument que les décombres soient dégagés d'ici là, sinon on devra affronter le risque d'une épidémie. Avec la chaleur, la vermine va se répandre, et ça sera une nouvelle catastrophe. Pour éviter ça, beaucoup d'ouvriers ont été réquisitionnés pour nettoyer la ville. Il y a même eu des agences de voyage qui ont organisé des "volontaires tour", pour recruter des bénévoles, et les billets se sont vendus à toute vitesse. Le problème reste que sur place, il n'y a rien pour accueillir autant de gens sur une longue période. Chacun contacte donc au préalable les centres de volontaires, pour savoir quels sont les besoins.
Il reste encore beaucoup de disparus, et on retrouve des cadavres encore aujourd'hui. L'armée américaine et la défense japonaise font même des recherches en mer, mais il reste 11 601 personnes disparues. Aux infos, on parle de 14 435 morts, mais les chiffres ne sont même plus importants. Ce qui reste, ce sont des familles, des amis, des collègues de travail... Le séisme s'est produit si soudainement, personne ne s'y attendait, beaucoup de gens ont perdu des proches sans y avoir été préparés. Il y a de nombreux psychologues qui s'occupent des survivants, mais je ne suis pas sûre qu'ils arriveront à s'en remettre. Le Premier ministre Kan dit qu'il tiendra le moral du pays jusqu'au bout, mais quand est-ce que ce sera fini ? Qui peut le dire ? Je pense qu'on ne peut jamais complètement tourné la page, parce qu'il nous reste les souvenirs. Bien sûr, on sait qu'on doit continuer à vivre, mais c'est un sentiment très lourd à porter. Ressentir est bien différent de comprendre...
-D'un point de vue très concret, quelle est la situation aujourd'hui au quotidien ? Qu'en est-il de l'électricité, de la nourriture, du poisson (on sait que pour les Japonais, le poisson compose 50% des repas). Y a t-il des tensions parmi tes concitoyens ? Est-ce que la vie a repris son cours ?
Le séisme a eu lieu le vendredi, mais la plupart des gens sont allés travailler lundi, et j'en faisais partie. Nous avons essayé de reprendre une vie normale le plus vite possible. Dans les jours qui ont suivi, le trafic ferroviaire a repris, même si le nombre de trains a été réduit pour économiser l'électricité. Pendant un moment, les femmes portaient des baskets, plus de talons hauts, mais elles ont vite repris là aussi leurs habitudes ! Beaucoup de restaurants ont souffert du manque de monde, les gens n'osaient plus sortir, et puis il y avait des blackout intempestifs. Mais très vite, les gens se sont dits : "sortons dépenser notre argent et relancer l'économie!" Pendant 15 jours, on ne trouvait plus certaines choses, bouteilles d'eau, papier toilette, lait, tofu... Mais maintenant tout est redevenu normal.
Le mois dernier (avril), Tsukiji, le principal marché aux poissons de Tokyo, très connu des restaurants de sushi, était complètement désert, mais maintenant les gens y retournent faire leurs achats. Certains s'inquiètent toujours des possibles radiations, mais pour la plupart des Japonais, c'est impensable de vivre sans manger du poisson. En fait, pas mal de gens s'inquiètent de la nourriture. Certains évitent de consommer de la viande, des légumes qui viennent de la région de Fukushima et des préfectures proches comme Tochigi, Ibaragi et Chiba, mais d'autres au contraire, achètent ces produits pour soutenir l'économie locale. A Tokyo, un magasin spécialement dédié à ces produits a même ouvert, des restaurants s'y fournissent en saké. D'ailleurs, on voit beaucoup de panneaux "Aidons Fukushima" en ville.
Dans notre quartier, il y a beaucoup d'étrangers. Pendant un mois, nous les avons à peine vus. Aujourd'hui, beaucoup sont rentrés au Japon, et Tokyo a repris son rythme ordinaire. Mais il y a des tensions dans l'opinion. Chaque semaine, il y a des manifestations. Je n'avais jamais vu autant de Japonais se rassembler et se battre pour la même chose. Il y a également eu un mouvement pour abaisser le niveau limite d'exposition aux radiations à Fukushima, en particulier pour les écoliers. Ce mouvement a récolté 30 000 signatures dans 60 pays différents, c'était incroyable.
Le gouverneur de Tokyo a dit que le séisme était une punition divine. Moi, je ne veux pas voir les choses ainsi, même si je pense que c'est bien un avertissement de la nature, et l'occasion pour nous de changer de style de vie.
-Fukushima a été classé "accident grave", aussi grave que Tchernobyl. Comment les médias japonais traitent-ils de la situation ? Penses-tu que les autorités disent la vérité aux Japonais ? S'informent-ils à ce sujet, pour trouver d'autres sources ?
Les médias japonais ne sont pas très tenaces, c'est le moins qu'on puisse dire. On dirait qu'ils jouent au baseball avec TEPCO ou les politiques. Je ne pense pas qu'ils nous mentent, mais ils ne nous disent pas tout. Heureusement, grâce à Internet, nous avons davantage de moyens d'accéder à l'information, mais bien sûr, il faut vérifier qu'elle soit valable.
-On dit que les Japonais ont leur façon à eux d'affronter de tels événements, un regard assez fataliste, accceptant les choses. Est-ce vrai, ou est-ce que la foi, la patience tendent à diminuer au fil du temps ? Pour ceux qui ont tout perdu, ce doit être très très dur, et on dit dans nos médias occidentaux que le gouvernement japonais ne fait pas grand chose pour eux, pour l'instant... Quelles sont tes impressions à ce sujet ?
Au cours de sa longue histoire, le Japon a souffert de nombreuses catastrophes naturelles : des séismes, des tsunamis, des typhons, des éruptions volcaniques... Nous savons que la nature peut être terrifiante. Ce séisme a été le pire jamais vu. Mais nous devons accepter cette réalité, et avancer.
Et puis, les Japonais ont cette idée d'une destinée commune. Les gens ne cherchent pas à se causer du tort. Dans la région de Tohoku, qui a été dévastée, cette "culture" a profondément marqué les gens, encore aujourd'hui. J'ai entendu qu'une vieille dame avait été secourue 3 jours après le séisme, et la première chose qu'elle a dit aux secouristes, c'était "désolée de vous causer autant d'embarras"... au lieu de "merci" !
Je suis assez étonnée par la patience des gens dans les zones sinistrées. Encore aujourd'hui, ils mangent peu et ils ont du mal à avoir de la nourriture. Dans certains endroits, c'est impossible de se laver tous les jours. Il y a des milliers de personnes qui dorment à même le sol des centres d'évacuation depuis 2 mois. Et pourtant, les gens se réconfortent et s'aident. C'est vraiment digne de respect. D'habitude, les Japonais sont fiers de leur pays au moment des JO ou de la coupe du monde de foot. Mais aujourd'hui nous avons réalisé à quel point le Japon pouvait être un beau pays, et beaucoup sont fiers d'être nés dans ce pays. C'est un sentiment très rare chez les Japonais depuis la Seconde guerre mondiale.
- Quel est ton ressenti par rapport à tout ça ?
Près de deux mois sont passés depuis la catastrophe, mais je n'arrive pas à penser à autre chose. J'y pense tout le temps, et même des choses insignifiantes me font pleurer. Pourtant, ce que le tsunami et le séisme nous ont laissés, ce ne sont pas que des choses négatives. Nous avons à nouveau pris conscience de la valeur de la vie, de l'amour et de la famille. Cette expérience nous a montré à quel point c'était important de s'aider les uns les autres, quel était le pouvoir des gens, et le fait que nous n'étions pas seuls. Beaucoup de pays et de gens nous ont aidés, y compris des pays comme l'Afghanistan ou le Cambodge, alors qu'ils ont eux-mêmes d'immenses difficultés à gérer. Ces pays-là nous ont pourtant envoyé de l'argent. Quand on sait ce que ça représente pour eux, nous ne pourrons jamais assez les remercier d'être aussi bons pour nous. Je pense que nous n'oublierons jamais.Personnellement, toute cette catastrophe m'a vraiment fait davantage penser à la nature. On dit que dans 40, 50 ans, il n'y aura plus de pétrole. Pour conserver notre style de vie, doit-on nécessairement opter pour l'énergie nucléaire ? Je pensais que c'était sûr. On n'a bien vu que rien n'était jamais sûr à 100%. Je ne pense pas qu'il soit trop tard pour réfléchir et trouver d'autres solutions plus sûres, pour nous-mêmes et pour les générations suivantes.