La poésie de Pierre Drogi : un art de lire en situation épiphanique.
À l’occasion de la parution de Levées aux éditions Atelier de l’agneau (106 pages, 2010, 14 euros).
Pierre Drogi, dans ce livre magistral, dresse un art de la lecture à chaque page, sans que celui-ci soit formulé autrement, le plus souvent, que par la geste poétique, qui le donne à ressentir, en prouvant à chaque instant ce qu’il veut signifier.
L’auteur donne corps à son mouvement d’existant qui est, de par la force sur laquelle il se fonde (force qui confine au poème lequel est autant sa matérialisation que son élan même), sa joie d’exister, exprimée notamment avec le plus de force à la tombée du jour lors de longues balades en forêt où il s’agit d’être dans la lumière, la lumière des arbres comme celle du lichen.
Mais comment retranscrire ce qui se tient en-deçà du langage, irrémédiablement ?
« persistance nue à un point du temps / se baigne à l’odeur de lumière, sans les mots »
Il s’agit bien de « l’odeur de lumière » et non pas de lumière, autrement dit il s’agit de ce qui ne peut pas être identifié autrement que par une métaphore inusitée : il s’agit de ce qui ne peut pas être pris en compte par le langage autrement que par cette forme précise du langage, cette nuance du langage qu’est (et que permet) la poésie, sans être pris vraiment en compte en définitive puisque « sans les mots » signifie que toute tentative de retranscription ne saurait qu’être, in fine, vouée à l’échec.
Néanmoins, la « parole » n’est pas uniquement ce qui fait advenir le constat d’échec sur lequel se fonde (et se tient) toute parole, elle est ce qui fait naître la singularité de chaque chose en permettant au regardant, à l’auteur en l’occurrence, d’en prendre conscience. La singularité ne peut exister hors le dire. C’est en étant dite qu’elle peut apparaître telle. Il n’y a pas de vision, fût-elle sans parole, qui se tienne hors de la parole, puisque c’est cette dernière qui permet le regard et la diction de ce regard en liens profonds et insécables tout à la fois avec un affect et avec l’intellection, articulation salutaire puisque c’est elle qui permet que le regard ne soit pas inhabité, qu’il ne soit pas le seul fait de l’idiosyncrasie. Autrement serait-il blanc, inexprimé. Ainsi, « c’est ici que ça se / joue / dans le paysage, par la parole ».
Dans le même temps, tout ce qu’il y a à retranscrire se tient en-deçà du langage. Et si c’est le cas, ce n’est pas seulement, comme suggéré plus haut, parce qu’il n’y a pas de forme(s) adéquate(s) du langage pour faire parler les choses, dans leur singularité, pas de forme(s) autre(s) que celle(s) que la poésie peut hasarder, mais dans un élan sans cesse brisé, le langage se tenant toujours, en définitive, dans un manque à dire tout à la fois conclusif et générateur du poème dans son impulsion. C’est également et surtout le cas parce que tout est « nuance », tout est « errance » et « tout » est « changement dans / l’infinité des choses singulières… » Il faut ainsi, dans le mouvement même du poème, retranscrire ce qui ne peut être retranscrit autrement qu’en inventant un autre langage (d’où le recours à d’autres langues, à des signes typographiques ajoutant un sens graphique à la sémantique drainée par les conventions du langage, à une jonction entre les mots, à l’italique…) puisque la nuance est par définition ce qui se tient en-deçà du dit, dans une atténuation de la chose dite qui ne peut pas être prise en considération par le dit (puisque le dit ramène l’atténuation à lui-même, l’occultant), et également faire en sorte que le poème soit lui-même ontologiquement mouvement, mouvement jamais arrêté, afin que l’« errance » et le « changement » continu soient signifiés dans l’apparaître même du poème. Ce mouvement est en outre, de par la fragmentation kaléidoscopique du poème sur toute la page, en usant des blancs comme d’une rythmique du regard, ce qui seul peut prendre en charge le caractère infini « des choses singulières ».
Reste la difficulté, extrême, à rendre compte de la singularité des choses, ce que Pierre Drogi s’attache à faire dans chacun de ses livres. Est singulier ce qui apparaît déjà hors de tout réseau lexical ou syntaxique, ce qui se tient dans une distance altière avec les autres singuliers, de telle sorte que nul rapprochement, au sein de la phrase même, ne puisse être effectué.
« chaque singulier
détaché
noyer oblique
aubépine églantier
odeur
roulis d’eau
et de vase ?
chaque libellule
arbre , frisson… »
Comment, semble se demander Pierre Drogi, rendre compte de la singularité autrement qu’en se tenant dans une posture face au langage qui ne soit pas la reconduction d’un apprentissage (possiblement multiple) mais l’invention d’une forme autre qui soit à même d’opérer une jonction improbable (et pourtant là) entre sa singularité d’auteur et celle de la chose dite. Aussi ce recueil se tient-il dans une invention formelle constante, afin de faire en sorte que puisse être dit l’indicible, le singulier ayant pour visage l’indicible. Qu’est l’indicible ? C’est ce qui n’a de sens que dans son mouvement : ce qui n’a pour sens que son mouvement, c’est-à-dire ce qui échappe à tout sens – qui ne soit pas direction –, le sens étant un arrêt par excellence (arrêt que permet l’entreprise définitoire que poursuit tout acte de nommer). Aussi l’indicible ne peut-il être dit qu’en étant montré, qu’en se tenant dans son apparaître, le singulier qui en est la trame étant par essence ce qui échappe à la catégorisation, à l’entreprise qui consiste à nommer et sur quoi se fonde tout langage, fût-il poétique.
Mais, toujours, la singularité échappe en définitive à toute entreprise épiphanique et apparaît à hauteur de la façon dont elle (s’) échappe, dont elle se tient inatteignable ; ainsi la singularité apparaît-elle dans l’échec même de l’entreprise épiphanique, sans cesse reconduit, mais qui n’est nullement un échec puisque c’est lui qui fait apparaître la singularité proprement dite. La parole (poétique), quand bien même elle est épiphanique, par le constat d’échec qui la constitue ontologiquement en tant que parole, quand elle prend en charge la singularité en échouant aussitôt dans cette prise en charge, signifie, par un tel mouvement de possession-dépossession, prise-déprise, la singularité de la chose dite qui est justement de se tenir en-deçà de toute entreprise de catégorisation (et donc de prise, de possession) possible.
« l’invraisemblable teneur (torpeur)
la singularité
aucun ton ne peut en rendre compte (ni le compte) »
Le singulier est également ce qui échappe à toute définition dès lors qu’elle est jetée (tentée) à son encontre, aussi y a-t-il une in-définition constante qui imprègne toute la poésie de Pierre Drogi (d’où le recours au point d’interrogation ou aux parenthèses par exemple). Les choses échappent à leur définition dès lors que cette dernière semble advenir, échappent irrémédiablement, et en nuances, comme par métamorphoses successives, comme par inadéquation temporelle, leur singularité consistant toujours à se tenir loin de toute possibilité de prise.
« cela témoigne d’objets perdus
de craquements de pas il fait beaucoup trop tôt
dans la lumière »
Retranscrire ce qui advient et ce qui ne peut être dit, pour Pierre Drogi, cela n’est possible qu’en faisant appel au sans-parole. Qu’entend l’auteur exactement par « sans-parole » ?
« Quand il est question de poème il est beaucoup moins question de parole qu’on ne pense. Il s’agit de hors-parole et de sans-parole que les mots insuffisants viennent prendre en charge pour rendre valeur et prendre en compte. Il s’agit en outre d’un lien adressé depuis derrière le langage et retourné au hors-langage : amour du sans-parole situé quelque part au fondement de la parole. On pourrait dire au sujet du poème qu’il est et n’est rien d’autre qu’une simple parole, mais tellement attentive à ce que signifie signifier ou exprimer ou dire ou prendre en charge qu’elle fait entendre à la fois tout cela à l’œuvre ou en acte. »
Plus que dans la prose même où c’est l’intrigue qui s’attache très fortement au sans-intrigue pour exister pleinement, au sans-intrigue qui est enraciné, dans son déroulement même, au sein de la psyché et du vécu du lecteur, écrire de la poésie, c’est ainsi, pour Pierre Drogi, avoir une attention soutenue envers chaque mot en lui faisant confiance pour signifier autre chose que ce qu’il signifie, mais qui lui est indubitablement rattaché, cet ailleurs de la signification et qui est pourtant la signification même étant généré par l’acte interprétatif du lecteur qui est un acte de vie puisqu’il se confond avec l’acte même de lire (sans effort, du reste, d’interprétation ou de déchiffrement). Or, l’acte interprétatif se fonde sur le vécu et les schèmes de chaque lecteur, aussi le sans-parole est-il proprement cet imprévisible que la parole néanmoins draine et qui correspond à l’intériorité la plus profonde de celui qui prend le temps de prendre en compte véritablement ce qu’il lit.
« laisser venir ce qui ne peut pas être dit
derrière ce qui remonte
et comme en transparence ahaner
(ahnen) soupçonner deviner
l’éclat qui ne brille pas la lueur
qui ne luit pas »
Lire, c’est toujours lire suivant ce qui est le sans-parole, le hors-parole et qui appartient en propre à chaque lecteur : « Lis inexactement ce que tu lis (afin de lui donner sens en enracinant sens et valeur à l’intérieur de ce qui constitue ta propre singularité, à partir de ton propre fond qui te fonde, à partir des liens et relations qui te lient et par rapport auxquels ta singularité se détermine) et : Les petites choses, notées, deviennent plus importantes. Elles le deviennent en effet à condition que tu les prennes justement en compte, c’est-à-dire avec justice et justesse, en enracinant cette parole que tu reçois ou entends (ou écris !) sans la laisser sécher, stérilement, comme seule parole. »
Aussi est-ce vraiment cela, lire avec exactitude, c’est-à-dire lire (de la poésie – contemporaine) en faisant en sorte que cette pratique soit éminemment personnelle et ne soit pas rattachée uniquement à un questionnement formel et à un détachement interrogateur. Lire, c’est prendre en compte ce qui est absent mais présent même dans le tissu du texte, dans l’absence, présent dans son absence en étant présent au sein du lecteur, de sa psyché, de son vécu, et cela pour ce qui est de chaque mot, et des liaisons opérées entre tous les mots, pour ce qui est, même, de chaque vocable, de chaque signe typographique, de chaque espace entre les mots, qui est un espace dans l’absolu et non un espacement (puisque l’espace au sein de la page n’existe que par ce qui permet de le délimiter, en l’occurrence le noir des mots ou celui des signes typographiques)…
Comment rendre compte davantage encore de l’innommable, le prendre en charge dans le poème même, loin de toute entreprise formaliste systématique qui se construirait sur les ruines des formes fissurées, brinquebalantes, qu’a érigées superbement Beckett ? En faisant en sorte que le poème soit son propre art poétique, soit sa propre herméneutique, afin qu’un aller et retour constant entre épiphanie et théorie soit effectué, l’une se nourrissant de l’autre, afin de faire en sorte que le lecteur soit plongé dans l’écrit de telle sorte qu’il le vive suivant ses émotions et son vécu, comme on vient de le voir, et qu’il soit conduit d’autre part, dans le même mouvement, à chaque instant, à s’interroger sur ce qu’est la lecture, sur ce que signifie lire, cette interrogation étant suscitée par la façon dont Pierre Drogi pousse le lecteur, dans sa lecture même, tâtonnante, comme par à-coups, à fonder son geste non pas sur l’extériorisation d’un apprentissage mais sur la patiente gestuelle d’une pratique qui se dit avec conscience tout en advenant, qui se vit avec distance à chaque moment. Aussi la prise en compte réelle dans l’empirisme de la lecture du sans-parole est-elle permise du fait de la façon dont l’art poétique intériorisé dans le poème conduit le lecteur loin de toute passivité (et c’est cette attention tendue comme un fil du lecteur qui fait advenir avec force le sans-parole), l’amenant à vivre l’acte de lire, à le vivre certes avec distance, mais que veut dire distance si ce n’est conscience ?
C’est pourquoi l’écriture de Pierre Drogi, située loin de toute distanciation théorique froide, se place en plein cœur de la vie, nous amenant à une conscience de l’existence prenant en charge la singularité des choses et le sens qui permet l’édification de cette singularité (puisqu’il n’y a pas singularité sans prise de conscience de cette dernière, aussi peut-on véritablement parler d’édification de la singularité dans l’acte qui consiste à la percevoir) autant qu’il l’empêche, autant qu’il la mine souterrainement. La poésie de Pierre Drogi fait épouser théorie et épiphanie pour faire en sorte que le lecteur vive sa lecture et ne soit plus plongé dans une passivité face à l’acte, tellement répété et souvent comme rendu anonyme, de lire. Et toujours, pour cet auteur, dans l’acte même d’écrire, dans son impossibilité qui est créatrice puisque c’est elle qui génère le poème dans son entier, face à la façon dont la singularité des choses échappe sans cesse à l’entreprise qui consiste à nommer, comme de l’eau entre les doigts, il s’agit de faire face, d’être dans une posture de résistance et de joie (du fait de la beauté de la nature notamment). Et c’est ainsi qu’il s’agit d’être (c’est-à-dire, pour reprendre un terme éminemment émazien : de continuer).
« attentif au mouvement de la déprise / je fais face donc je suis »
[Matthieu Gosztola]