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Justice et foi

Par Alaindependant

 
José Ignacio González Faus, s.j. 

L’auteur, théologien, est membre du centre jésuite Cristianisme i Justícia à Barcelone


Pour les premières générations de chrétiens, la pleine et totale humanité de Jésus constituait le fondement de sa pleine divinité et le principe de la solidarité et de notre liberté.

Si on croit que Dieu n’a pas pleinement assumé la misère humaine (« notre propre chair »), cela conduit à un christianisme indifférent aux misérables de la Terre. C’est ce qu’écrivait déjà Ignace d’Antioche au début du IIe siècle, dans sa Lettre aux chrétiens de Smyrne : « [Ceux qui croient de cette manière] ne s’occupent ni de la solidarité, ni de l’orphelin, ni de l’opprimé, ni du prisonnier, ni de l’affamé, ni de l’assoiffé » (VI, 1). En cela, « ils sont opposés au sentir de Dieu lui-même ». La Première lettre de Jean, dans la Bible, dit à peu près la même chose.

C’était cela la première signification de la foi en l’Incarnation. Plus tard, avec l’inculturation progressive du christianisme dans le monde grec, cette question du sens a cédé la place à une autre interrogation davantage conforme à la pensée grecque : comment affirmer que quelqu’un puisse être à la fois pleinement humain et pleinement divin? Cette préoccupation est légitime d’un point de vue rationnel, mais elle devrait être secondaire. Dans une perspective biblique, en effet, la question du pourquoi prime sur la question du comment. Autrement dit, le sens est plus important que le fonctionnement.

Ainsi, l’inculturation dans la manière de penser propre aux Grecs a hypothéqué le christianisme de la façon suivante : la priorité accordée au comment s’est traduite dans la théologie dogmatique par deux omissions importantes. La première est bien exprimée dans une phrase de Tertullien, un Père de l’Église du IIIe siècle, reprise par le concile Vatican II dans le document qui traite précisément de la tâche de l’Église dans le monde : « par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tous les hommes » (L’Église dans le monde de ce temps, 22, 2). Il s’agit d’une idée très présente chez les Pères de l’Église qui ne craignaient pas de comparer Jésus à la matrice par laquelle la semence de Dieu entre dans l’humanité et par où naît le nouvel être humain.

La deuxième omission concerne l’anéantissement (la kénose) de Dieu dans son union avec Jésus. Comme il est dit dans la Lettre aux Philippiens de saint Paul (2, 6-11) : Dieu en se faisant homme « n’a pas revendiqué son droit » d’être comme Dieu, mais il s’est dépouillé de sa condition divine. Il y a renoncé, « prenant la condition d’esclave, devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme ».

Le fait que Dieu ait assumé toute la misère humaine est le fondement de la solidarité chrétienne et de la lutte pour la justice. La théologie de la libération nous montre bien que la centralité des pauvres est un thème non seulement éthique et politique, mais aussi christologique. Elle enseigne que Dieu n’entre pas en relation avec nous en tant que pouvoir, mais à travers la fragilité de l’amour – qui ne possède d’autre pouvoir que le don de soi. C’est là le fondement de notre dignité et de notre liberté.

Cela implique pour nous chrétiens que la liberté et la solidarité sont les deux véritables piliers d’une nouvelle manière, plus authentique, d’être hommes et femmes, et vers laquelle nous devrions tendre. Une liberté qui n’est pas une liberté en vue de l’amour ne pouvait que dégénérer, tôt ou tard, dans ce libéralisme économique qui confond la liberté avec l’égoïsme et n’est rendu possible que par les guerres et la violence. En revanche, une solidarité sans liberté ne peut que se transformer en autoritarisme (qui n’est jamais que le lot d’une élite) qui falsifie tout ce qui est humain. N’est bon vraiment que ce qui jaillit de la liberté et non pas de l’imposition.

Il faut reconnaître qu’au cours des derniers siècles du christianisme, cette christologie a été passablement altérée. Une Église qui ne s’efforce pas de mettre en pratique la solidarité et ne respecte pas profondément la liberté donnera toujours une image falsifiée de Dieu – le concile Vatican II y a d’ailleurs reconnu une des causes principales de l’athéisme moderne.


© Revue Relations/Centre justice et foi. 


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