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Un égaré en Héliassie : Pascal Rannou et La Colline des Solitudes

Par Tichapo

L'heure est venue de redresser une injustice (il y aurait des injustices courbes) criante (elle a ainsi le mérite de se signaler, d'autres cachent mieux leur jeu), à savoir le traitement réservé par Pascal Rannou à un roman de Pierre-Jakez Hélias, La Colline des Solitudes

Pascal Rannou a écrit un ouvrage critique, Inventaire d'un héritage, sur l'œuvre littéraire de l'auteur bigouden. Qu'il en soit remercié. Rannou trouve des qualités à son théâtre et à sa poésie, mais pour ce qui est des romans, son jugement est beaucoup plus contrasté. Je suis d'accord sur ce dernier point, mais pas du tout avec la hiérarchie qu'il établit. Il loue L'Herbe d'Or, tout à fait d'accord, apprécie Vent de Soleil, avis que je ne partage pas, et surtout il place en queue de peloton La Colline des Solitudes, scandale absolu qui motive cet article.

Voici quelques-unes de ses récriminations:

On apprend, au début de La Colline des Solitudes, que le dernier jeune s'en est allé et que « pour les gens du village, y compris sa mère et son père, Henri Morvan, cela ne fit guère de différence quand ils apprirent sa mort ». Quelle humanité implacable! […] Cette attitude est évidemment impensable dans la réalité. Or, La Colline des Solitudes se donne à lire comme un roman réaliste, avec des lieux, des personnages, imaginaires mais localisés, et un canevas initial qui paraît crédible.

Si ce roman est censé évoquer les mœurs de personnages authentiques, on peut même dire qu'Hélias a vis à vis d'eux un comportement insultant. Le facteur, ainsi, amadoue les onze « illettrés » au moyen d' « images qui représentaient des machines et des outils agricoles »! Pourquoi pas avec de la verroterie et des médailles en chocolat? Plus tard, il récidive: « Cette fois-ci (…) je n'ai pu me procurer que des réclames d'entreprises qui construisent des maisons. Mais les gens ne m'ont pas semblé déçus. D'ailleurs, ils en ont pour un bon moment à s'occuper avec leurs images de quincaillerie ». Non, vous ne rêvez pas, lecteur, cette citation est authentique, et j'ai dû moi-même me frotter les yeux avant d'y croire. Les Bretons authentiques de La Colline des Solitudes sont de bons sauvages demeurés qu'on apprivoise avec de la pacotille! Ce n'est même plus invraisemblable, c'est grotesque, d'autant plus qu'à la fin l'un des patriarches, Josias, est censé s'exprimer avec la profondeur d'esprit d'un vieux sage: il « parle comme un philosophe ».

Rannou relève d'autres « invraisemblances » qui le gênent, et notamment le mutisme de nombreux personnages, expliqué en partie mais insuffisamment au goût du critique.

Cette obsession du mutisme, on en trouve peut-être les raisons dans les pages du Quêteur de Mémoire où le collecteur Hélias rappelle que la première convention à respecter avant d'aborder des informateurs était de les aborder par le silence, car l'apostrophe immédiate aurait pu être considérée comme une agression et avoir pour conséquence un refus de collaborer. C'est possible, mais cela me laisse sceptique. J'ai parcouru des années durant les Monts d'Arrée quand je remplaçais, l'été, les facteurs de Saint Thégonnec. C'est le moyen idéal pour dénicher les villages les plus éloignés, les bretonnants les plus authentiques. Je me suis toujours exprimé immédiatement en breton avec eux, et cela n'a jamais engendré la moindre défiance, bien au contraire! Aussi ai-je du mal à croire que ce qu'un jeune néo-bretonnant comme moi a pu obtenir de Plonéour-Menez à Guiclan, n'a pu l'être sans difficulté par Hélias, breton enraciné s'il en fut... Mais ce mutisme est peut-être propre au Pays Bigouden.

Rannou égrène également des maladresses narratives, certaines anecdotiques sur lesquelles la discussion pourrait s'engager parce que la critique est recevable, et puis celle-ci, fondamentale:

Il reste que l'invraisemblance narrative la plus inacceptable est d'aligner, dans La Colline des Solitudes, une enfilade de contes à dormir debout sans lien aucun avec le canevas initial, ce qui donne à ce « roman » (?) son identité de pur galimatias.

D 'autres remarques viennent ensuite critiquer l'écriture, mais c'est sur ce dernier point, essentiel, qu'il faut s'arrêter pour montrer l'aspect problématique du regard porté par Pascal Rannou sur La Colline des Solitudes. En effet il souligne lui-même la raison qui le fait passer à côté de cette histoire: son incapacité à le considérer pour ce qu'il est. Rannou évacue toute une partie du roman, à savoir la veillée où l'histoire de la colline va être contée, (l' « enfilade de contes à dormir debout »), le point d'orgue du roman, ce qui lui donne sa cohérence et sa signification, parce que cela n'entre pas dans sa grille de lecture, celle qu'il veut appliquer à un « roman réaliste », centrée sur le seul et appauvrissant critère de vraisemblance. Le fait qu'il se demande, par un point d'interrogation, s'il s'agit vraiment d'un roman, aurait dû le conduire à envisager d'autres points de vue, mais Rannou semble mal à l'aise avec la perméabilité des genres et des cases dans lesquelles il veut ranger les œuvres.

Hélias a affirmé qu'il aurait aimé qualifier son oeuvre de conte et non de roman, mais que l'éditeur le voyait mieux ainsi. Ce dernier a eu raison, le roman étant le genre dans lequel tous les autres sont solubles. Rien n'empêche cette histoire d'être à la fois un roman ET un conte. Inenvisageable pour Rannou qui, au début de son ouvrage, explique qu'il a voulu se concentrer sur les œuvres littéraires de l'auteur et qu'à ce titre il excluait de son travail les contes, ceux-ci n'étant que des transcriptions écrites d'œuvres appartenant à la tradition. On peut le dire d'emblée, ce choix voue l'entreprise de Rannou à l'échec, pas total puisqu'il saura faire de nombreuses remarques intéressantes pour éclairer la production de l'auteur, mais il ne pourra en saisir la cohérence. On le sait, l'œuvre d'Hélias trouve son origine dans la fascination exercée par ses grands-pères conteurs. Hélias en a tiré la certitude que la force de la parole, même proférée par des « illettrés », rend celle-ci digne de figurer auprès des grandes œuvres de la littérature, et cela parce que c'est le conteur qui fait le conte, et non l'inverse. Hélias n'a de cesse de l'affirmer, un vrai conteur fait sien le conte, l'habite, lui donne vie, le crée une nouvelle fois. Qu'il ait raison ou idéalise (et on peut idéaliser Et avoir raison), cette volonté paradoxale de révéler par les moyens de l'écrit, de la culture savante, l'originalité et la profondeur de l'oralité qui use d'autres techniques, c'est ce qui sous-tend la majeure partie de son travail, qui donne à son œuvre sa véritable originalité, qui le maintient dans un entre-deux où parfois, certes, il peut échouer, mais qui constitue une quête poétique rendant caduque, si on ne l'identifie pas, toute approche de l'œuvre.

Avez-vous lu des recueils de contes, de tous horizons? C'est souvent charmant, intéressant, instructif peut-être, mais rarement cela fait vivre au lecteur une expérience d'une intensité telle qu'un bon roman peut offrir. Et cela vaut pour les Perrault, les Grimm et autres Andersen. Hélias le sait et l'impute à la difficulté de faire passer à l'écrit, indépendamment de tout contexte (essentiel), et des techniques propres à l'oral, la véritable nature de celui-ci. L'écrit affaiblit l'oral, à moins qu'on ne parvienne à tordre le premier dans une lutte poétique telle qu'un Chamoiseau à su magnifiquement l'engager.

Lisez les recueils de contes d'Hélias, vous y trouverez une diversité et une invention qui montrent à quel point il s'approprie, mélange, enrichit et invente la matière des contes traditionnels. Vous y trouverez un art, un regard et des échos avec les romans qui interdisent d'exclure les contes du champ d'étude de l'œuvre « littéraire ».

La Colline des Solitudes « se donne à lire comme un roman réaliste »? Certes, des éléments y font penser au départ, et si on reste scotché sur cette idée, on passe à côté du roman. Hélias est bien dans cet entre-deux qui doit mener aux bonnes conditions de révélation du conte, qui doit mettre le lecteur en état de le recevoir. Il ne cherche pas le réalisme. On peut trouver que ça ne fonctionne pas, on ne peut pas en revanche critiquer le roman d'après une grille de lecture valable pour un roman « réaliste ». Imaginez un critique qui descendrait en flammes Cent ans de solitude au nom du fait que ce roman est truffé d'invraisemblances! Le problème est que la possibilité du merveilleux ne se laisse pas deviner d'emblée aussi nettement que chez Garcia Marquez, et cela gêne Rannou qui ne sait pas sur quel pied danser. La situation des onze vieillards, c'est évident, n'est pas plus réaliste que celle du docteur, le personnage principal, que sa vie isolée à Paris ou sur la colline, que l'histoire de sa famille, que ce journaliste apparaissant à la fin, surnommé Ed le Joufflu... Lorsqu'Hélias quitte le merveilleux (et contrairement à ce que semble croire Rannou, L'Herbe d'Or n'aurait pas de force sans sa présence, même si cela se fait sur un autre plan qui le rend plus acceptable à notre critique), en matière de roman tout du moins, il montre ses limites: c'est vrai avec Le Diable à quatre (que Rannou exècre) et Vent de Soleil (qu'il trouve réussi!). La langue d'Hélias elle-même suggère le conte et non le roman réaliste. Tout cela d'ailleurs exclut aussi qu'on assimile La Colline des Solitudes aux œuvres fantastiques qui font frissonner, littéraires ou cinématographiques. Ce roman, en revanche, permet d'entrer dans une longue expérience du conte merveilleux (l' « enfilade de contes »... tous extraordinairement prenants en réalité), d'une intensité rarement égalée en littérature, parce qu'on nous met justement en état d'y croire. A part chez Nodier, avec La Fée aux miettes, je n'ai pas connu cela en lisant des contes. Tout le roman semble être, même s'il n'est pas que ça, une préparation à vivre cette expérience.

Bien. Nous n'en avons pas fini. Il est d'autres reproches à affronter, dont celui, et nous nous y cantonnerons peut-être, qui concerne l'évocation des habitants de la colline en arriérés. Rannou trouve tout cela insultant. Encore une fois, le reproche est plus ou moins valable selon qu'on considère ces personnages comme émanant ou non d'une volonté de faire œuvre réaliste. Hélias ne fait pas d'ethnologie ici. Ses personnages sont fictifs et vivent une situation tout à fait hors du commun. Cependant, c'est vrai, Hélias s'étant donné comme mission la défense de la culture bretonne, on ne peut faire l'économie d'examiner l'image qu'il en donne et de la confronter à la réalité. Alors quoi? Eh bien, dans un premier temps il est intéressant de remarquer la récurrence du terme « authentique » sous la plume de Rannou. Un sorte d'obsession, qu'il prête peut-être à Hélias mais qui semble aussi et surtout être la sienne. Il me semble que Rannou se trahit dans le passage sur le mutisme (où, au passage, il oublie que le « quêteur de mémoire » cherche autre chose que des conversations sur le beau temps, et que ses interlocuteurs le savent), opposant le « néo-bretonnant » qu'il est au « breton enraciné s'il en fut... ». Appréciez les points de suspension. Attention, il me semble que nous entrons dans quelque chose qui rappelle la posture indignée de Grall (dans Le Cheval couché) suite à la parution du Cheval d'Orgueil. Quelque chose du complexe éprouvé par une génération devant se réapproprier un héritage qui a failli être liquidé, qui cherche son identité, qui veut pouvoir être authentiquement bretonne, et qui doit pour cela égratigner un peu les pères. Egratignons, c'est salutaire, Hélias y prête le flanc par sa nostalgie qu'on peut taxer de passéisme, ou par l'académisme de son écriture. Il devient parfois une icône et c'est regrettable, ce n'est pas un génie de la littérature, c'est un poète (dans tous les aspects de son œuvre) qui a participé, avec d'autres, à la transmission d'une culture et qui (c'est beaucoup plus important d'un point de vue littéraire), a ensemencé l'imaginaire. Le débat sur ce qu'est le Breton authentique est idéologique. La littérature a forcément à voir avec les idées, mais elle ne peut s'y limiter, et sa dignité réside dans le fait qu'elle ne peut se laisser enfermer dans aucun système idéologique. La discussion est justifiable à propos de mémoires (Le Cheval d'Orgueil, Le Quêteur de Mémoire), elle est beaucoup moins opérante pour ce qui est d'un roman, c'est-à-dire pour une œuvre qui veut approcher la réalité en revendiquant pour cela les libertés qu'elle prend avec celle-ci. Toute la question est de savoir quelle réalité Hélias veut approcher. Il n'existe pas de vieux bretonnants arriérés, dans les Monts d'Arrée, tels qu'Hélias nous les montre. Sans doute. La belle affaire! Au minimum, on pourrait parler d'anachronisme. Peut-être. Je m'en moque comme d'une guigne. L'authenticité est un mot dont je me méfie, en général, et encore plus quand il s'agit de littérature. Je peux moi aussi instruire un mauvais procès (?) en disant que Rannou, refusant d'assimiler les Bretons à « de bons sauvages qu'on apprivoise avec de la pacotille! », tient des propos insultants à l'égard des peuples qui se sont ainsi laissé avoir, non parce qu'ils sont « sauvages » ou « demeurés », mais parce qu'ils vivaient selon d'autres codes et que l'écart entre les codes peut être instrumentalisé. Ils ont pu paraître idiots devant les produits d'une civilisation qui leur était totalement étrangère, tout en étant dotés d'une profonde sagesse dont ils pouvaient faire preuve avec leurs codes. Rannou est peut-être un produit de l'école de la République, très rationaliste, et son échelle de valeurs en serait marquée au point qu'il établirait entre les civilisations (inconsciemment, même contre ses convictions politiques?) une hiérarchie liée à des critères occidentaux? Ce qui est dit des personnages de la colline peut être faux si on veut y voir une image de la réalité des Monts d'Arrée, ce n'est pas insultant. Mon propos n'est pas d'aller, comme Hélias a parfois tendance à le faire, vers une idéalisation des civilisations de l'oral, mais de dire encore une fois que la vérité qu'approche le roman est ailleurs. D'ailleurs, un roman pourrait être d'une irréprochable authenticité comme peinture d'une culture que ça ne dirait rien de son intérêt littéraire. Il ne mériterait peut-être pas de traverser les temps autrement que comme document utile aux historiens.

Alors, que nous dit-il? Je vais me contenter d'évoquer ce qu'il me dit, à moi.

J'ai lu le roman pour ma maîtrise, et m'y suis laissé prendre notamment à cause de mon goût pour le légendaire breton. Arrivé à Paris à 15 ans, j'y cherchais un peu aussi ma petite authenticité à moi, différente de celle de Rannou mais pas plus légitime. Seulement je sentais bien qu'il y avait plus dans ce roman que dans tous les recueils de contes et légendes que j'avais pu lire. Puis je l'ai relu juste avant de partir en Haïti pour quelques années. C'est peut-être là-bas que j'ai le mieux senti la portée du roman. Attention, je n'assimile pas les Haïtiens aux « bons sauvages demeurés » de la colline. Je veux dire que, enfant d'une civilisation rationaliste, j'étais confronté à des gens dans la vie desquels des croyances incompatibles avec ce que la science peut admettre déterminaient certains comportements, certains choix, croyances dont les effets étaient bien réels, parfois tragiques. Mon goût pour l'imaginaire m'a longtemps fait regretter de ne pouvoir tout à fait y croire. Je suis revenu de cette nostalgie de l'Age d'Or. Je reste fasciné par le pouvoir de l'imaginaire, du mythe, et La Colline des Solitudes permet d'approcher la nature des grands mythes, de comprendre à quel point l'homme vit dans le monde qu'il s'invente, car c'est la seule façon de lui donner du sens. Ce ne sont pas des choses révolutionnaires à dire, ni à concevoir, mais ce roman permet de les sentir, de les expérimenter, de faire revivre la théâtralité religieuse des cérémonies dont les deux Alain, les grands-pères, étaient les officiants. La veillée donne son sens au roman, et elle est bien constituée de « contes à dormir debout » dont on ne peut nier le lien avec « le canevas initial » qu'avec une hallucinante mauvaise foi. Pour Hélias, cette faculté d'imaginer, de rêver le réel, est constitutive de l'homme, le rationaliste aussi se fabrique une réalité, et la dignité de l'homme tient à sa capacité à orienter cette faculté vers la poésie, le sens, le mystère, l'expression de la condition humaine, et non le dogme religieux et la certitude qui en découle. Quant à la superstition, s'il en voit le potentiel poétique et manifeste à son égard une certaine indulgence, il n'en est pas moins conscient des blocages qu'elle peut engendrer. Les onze en sont aussi une preuve, et à ce titre le roman montre peut-être une ambiguïté intéressante.

Voilà, je pense que ça suffit. Rannou reproche encore à Hélias une langue ampoulée, je lui concède qu'Hélias a toujours eu du mal à se détacher du respect qu'il voue à ses apprentissages classiques, même si je vois quand même dans La Colline des Solitudes certaines des qualités d'écriture que Rannou trouve dans L'Herbe d'Or. Je concède aussi des maladresses dans la volonté fébrile d'affirmer la valeur de la culture que l'auteur veut mettre en avant par quelques interventions des personnages dont le roman se passerait avantageusement, mais cela ne peut, à mon sens, effacer sa force. J'aimerais que cette petite réflexion suscite débat et amène à s'intéresser aux romans de Pierre-Jakez Hélias, même si je sais que mon audience est largement insuffisante pour cela. La seule chose qu'il me reste à faire est d'offrir un extrait du roman. Difficile de choisir, sachant tout ce qui s'est dit, mais tant pis, je choisis un passage situé au début de la veillée, lorsque le notaire Louis Riwall raconte l'histoire d'un royaume qui n'a jamais eu d'existence officielle, celui des ancêtres du docteur, royaume dans lequel le temps semble s'écouler plus lentement qu'ailleurs, ce qui pourrait expliquer la situation des onze auxquels Pascal Rannou refuse toute vraisemblance. Le notaire en est à raconter la vie du Roi d'Après, Mathieu Keinmarc'h, un pianiste héritier d'une tour en haut de la colline, qu'il vient occuper pour la première fois à l'âge adulte, avec sa fille, la Belle, après une vie de voyages. Voici:

   Tous les soirs, le piano résonnait là-haut dans la tour ronde. Alternait avec lui, quelquefois, une flûte, plus rarement une voix un peu grêle mais qui exprimait une émouvante sérénité. La voix, c'était la Belle. Il lui arrivait aussi d'entamer un chant en gardant ses bêtes, mais elle s'arrêtait après les premières mesures, comme prise d'appréhension. Alors, dans la tour ronde aux fenêtres toujours ouvertes, le piano prenait le relais. Le père et la fille conversaient ensemble dans leur secret langage. Et Yvias, peinant de tout son corps dans les labours, levait le dos et tendait l'oreille pour écouter.

   Il n'était pas le seul. A mesure que passait le temps, les habitants de la colline voyaient monter vers sa crête, avec hésitation et prudence mais avec un évident désir de savoir ce qui se passait là-haut – s'il s'y passait quelque chose – des personnages qu'ils reconnaissaient comme étant de Villechant, de Villejoie ou d'une troisième paroisse nommée Saint-Chêne qui s'étendait petitement entre les deux autres. Des jeunes hommes, un par un, montés du plateau par des chemins-de-loups, qui évitaient de passer par des lieux habités et restaient à quelque distance de la tour, hésitant à pousser jusqu'au bout, partagés entre une irrésistible attirance, un violent désir d'aller voir, et une sorte de crainte révérencielle dont chacun d'entre eux était le seul à connaître les raisons. Jamais on les vit faire un pas à la rencontre les uns des autres. Ils devaient pourtant se connaître, ils ne cherchaient nullement à se cacher, mais il devait y avoir entre eux un accord tacite: chacun pour soi. Et ils s'épiaient sans doute avec soin car, dès que l'un d'eux abandonnait la partie, se décidait à redescendre lentement, renonçait à son entreprise, les autres aussitôt suivaient son exemple, comme découragés eux-mêmes par son échec. Alors la Belle qui gardait ses bêtes sans faire semblant de rien et qu'ils évitaient de rencontrer, la Belle s'immobilisait pour les regarder disparaître. Etait-elle soulagée ou déçue? Et le cultivateur Yvias, acharné à la tâche dans l'un des petits champs sous la tour, gardait un oeil sur la Belle, inquiet aurait-on dit. De quoi avait-il peur, celui-là? Ou qu'espérait-il? Qu'est-ce qui attirait vers la tour où sonnait le piano – et intimidait en même temps – ces étranges curieux qui n'osaient pas aller au bout de leur curiosité? Pour les habitants de la colline, il n'y avait pas de doute. Ils subissaient la fascination de ce fameux livre Agrippa qu'ils préféraient appeler le Vif comme leurs pères et qui était resté caché dans la librairie de la tour, protégé par la masse même des autres, depuis la mort du Vieux Roi, le seul qui avait su le reconnaître. Quant à eux, allez savoir d'où cette conviction leur était venue, ils étaient persuadés que le neveu Keinmarc'h tenait le Vif en respect par la vertu de son piano. C'était parfois très dur. Quand l'orage se déchaînait sur la crête, certaines nuits, ils entendaient l'instrument lutter de toute sa force contre les puissances du ciel et de la terre conjuguées. Il finissait toujours par triompher. C'était bien un roi, lui aussi, Mathieu Keinmarc'h, invisible mais efficace au-delà des quotidiennetés. Le Roi d'Après.


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