Est-ce que l’Éveil en cette vie-ci est identique à l’Éveil après la mort ?Notre vraie nature étant, par définition, immuable, la réponse est oui. Mais il est intéressant de noter que la plupart des philosophes non-dualistes maintiennent qu'il existe une différence.Première illustration, tirée du Commentaire d'Abhinavagupta aux Stances pour la Reconnaissance (Vimarśinī, II, 3, 17). Il confirme d'abord que "l'éveillé" (buddha) n'est plus dupe de l'illusion de la dualité, laquelle lui apparaît désormais comme manifestation de la conscience une. Puis il précise que le "parfaitement éveillé" (suprabuddha) perçoit toute chose en sa plénitude, et cela grâce à une longue pratique de l'absorption en sa vraie nature. Mais il distingue ensuite cet éveil de l'expérience de la plénitude que seule la disparition du corps peut faire vivre... en sa plénitude :
"Celui qui a reconnu dans le Soi (divin) sa vraie nature n’est point réellement égaré, tout comme celui qui contemple un tour de magie tout en connaissant ses ressorts, quand bien même l’égarement persisterait, porté simplement par l’habitude de cet (égarement formée antérieurement à la reconnaissance), quand bien même il continuerai de croire qu’il est le corps, etc. (durant sa vie quotidienne[1]) et simultanément qu’il n’est pas (le corps, etc. durant l’absorption mystique[2]) ; et quand bien même le pot, etc. continuerait aussi de se manifester conformément à la croyance (erronée) selon laquelle ce pot, etc. n’est pas le Soi. Ensuite, quand la dernière heure du corps est arrivée, il atteint la condition de Seigneur Suprême au sens stricte du terme[3].
Mais celui qui est complètement absorbé dans l’état de Seigneur Suprême et qui perçoit même le corps, le pot, etc. (comme absorbés en cet état) parce qu’il a été instruit de l’enseignement de śiva et (aussi) par la force de la pratique répétée de la contemplation (bhāvanā), celui-là voit ici-bas, en cette vie-même et dans ce corps, la manifestation partielle des attributs du Seigneur Suprême.
Cependant, il n’est pas complet au vrai sens du terme (vastutaḥ). Car il n’atteindra l’identité avec toutes choses telles qu’elles sont vraiment qu’à la disparition de l’incarnation contractée par le souffle vital."
[1] Bh : vyutthāne.
[2] Bh : samādhi-kāle.
[3] Eva.
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Deuxième illustration : un mystique chrétien - un exemple parmi des dizaines au XVIIe siècle - établi la même distinction après avoir décrit l'âme parfaite à l'image d'un miroir :
"On peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image et le représente si naïvement en soi-même qu'il semble que le miroir ait en soi le soleil même avec toute sa lumière et ses perfections.
Mais quoique dans cet état il semble que la félicité soit pleinement accomplie de tout point, elle est pourtant bien différente de celle de la gloire [après la mort], à cause que les voiles ne sont pas tout à fait ôtés d'entre la face de Dieu et celle de son épouse [l'âme], et que la condition de voyageurs est telle qu'il faut maintenant être en paix et tantôt en guerre, souvent en privation et nudité d'esprit, et une autre fois en la jouissance de tous les délices du Paradis.
Cependant parmi toutes ces vicissitudes et ces changements l'âme est immobilement et éternellement unie et collée à son centre, sans en pouvoir être détournée par quoi que ce soit, si ce n'est qu'elle voulût quitter son état; car comme elle vit seulement de ce que Dieu est, rien ne la peut troubler ni changer, parce que l'Être de Dieu est immortel et immuable."
Maur de l'Enfant-Jésus, Exposition des communications divines dans tous les états et degrés de la vie mystique et spirituelle pp. 171-172 de l'édition par D. Tronc