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L’épreuve du Bac de philosophie. Liberté et égalité chez Philip Pettit.

Par Ameliepinset

L’épreuve du Bac de philosophie, session 2011. Liberté et égalité chez Philip Pettit.

[Le village de Gourdon vu depuis les Balcons de la Côte d'Azur (06), 25 mai 2011]

Quelle jolie surprise jeudi matin en découvrant les sujets du baccalauréat de philosophie ! Et ce particulièrement en ES où le texte à expliquer est tiré des Bienfaits de Sénèque, ouvrage que j’avais présenté dans le cadre du cours de philosophie du droit il y a environ un mois et demi (au passage, je recommande également la lecture du stimulant article de Jean-Joseph Goux intitulé « Don et altérité chez Sénèque », paru en 1996 dans le numéro 8 de la revue du MAUSS). L’extrait donné à expliquer est un passage qui m’avait d’ailleurs marquée : l’exemple du testament me semble en effet très intéressant pour soutenir l’existence d’une disposition altruiste et authentiquement désintéressée chez l’homme. Aussi, parmi les sujets tombés en ES, ai-je plus encore porté mon attention sur le premier sujet de dissertation : « La liberté est-elle menacée par l’égalité ? », sujet qui me rappelle fortement un sujet que j’avais traité au début de mon année de terminale, à savoir « La revendication de l’égalité menace-t-elle la liberté ? » (je n’avais que 16 ans lorsque j’avais écrit cette dissertation, lisez là avec un certain recul critique !). Ce sujet occupe une assez grande importance dans mon cheminement intellectuel. En effet, c’est en établissant des recherches préalables au traitement de ce sujet que j’avais découvert les travaux de Jean-Fabien Spitz par une conférence, dont l’écoute était disponible en ligne, qui portait, si mes souvenirs sont bons, sur les rapports entre propriété et politiques redistributives. De surcroît, c’est suite à ce sujet, ou plutôt aux prolongements qu’il a suscités, que j’ai découvert et me suis intéressée au Républicanisme de Philip Pettit, ouvrage sur lequel j’espère porter mes recherches en mémoire de master l’an prochain. Autant dire qu’a posteriori le traitement de ce sujet de dissertation n’a pas été dépourvu de fécondité intellectuelle chez moi.

L’épreuve du Bac de philosophie, session 2011. Liberté et égalité chez Philip Pettit.

[Vue sur l'école primaire de Séguret et ses alentours (84), 30 mai 2011]

Je ne vais pas ici écrire un corrigé — d’autres sites spécialisés dans ce « commerce » s’en chargent —, simplement quelques lignes pour développer le raisonnement qui conduit à la citation de Philip Pettit que ce sujet m’a rappelée à la mémoire et que j’ai partagée jeudi matin sur mon profil facebook, à savoir :

« Vouloir la liberté républicaine implique de désirer l’égalité républicaine »

Philip Pettit, Républicanisme, trad. Jean-Fabien Spitz et Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2004, p. 166

Dans cet ouvrage, Pettit s’attelle à définir une troisième conception de la liberté visant à dépasser ainsi la fameuse dichotomie berlinienne qui opère l’épuisement des concepts de liberté entre celui de liberté négative, désignant l’absence d’interférence dans l’action individuelle, et celui de liberté positive, désignant la maîtrise authentique de soi (Isaiah Berlin, « Two concepts of liberty », 1958). Cette troisième conception de la liberté, occultée par le débat analytique, a notamment été mise en lumière par les travaux d’historiographie de la pensée politique de Quentin Skinner : il s’agit de la conception néo-romaine de la liberté. Pettit se réfère à cette tradition de pensée pour requalifier la liberté républicaine, opérant ainsi une rupture avec l’identification traditionnellement admise de la liberté républicaine à la liberté positive comme maîtrise authentique de soi passant par la participation politique. « Liberté républicaine » dans sa pensée est synonyme de liberté comme absence de domination. Par domination, Pettit désigne le pouvoir d’interférence d’une personne sur une base arbitraire dans certains choix qu’une autre personne est en mesure de faire. Si la liberté républicaine comme absence de domination est une conception négative de la liberté en ce sens qu’elle n’attribue pas de contenu substantiel à la liberté, elle se distingue voire même elle s’oppose à la liberté libérale entendue comme absence d’interférence. Par interférence, on désigne la présence effective d’un obstacle intentionnel dans la réalisation d’une action individuelle.

Le thème du rapport entre liberté et égalité est l’un des angles d’attaque pour comprendre où se séparent liberté républicaine et liberté libérale, ou si l’on préfère liberté comme non-domination et liberté comme non-interférence (à titre personnel, n’ayant pas encore tranché la question de savoir si l’on peut légitimement, comme le fait avec évidence Pettit, identifier d’un côté liberté républicaine et liberté comme non-domination, et de l’autre liberté libérale et liberté comme non-interférence, nous emploierons donc seulement à partir de maintenant les termes de liberté comme non-domination et de liberté comme non-interférence). La question qu’il pose pour interroger ce rapport est la suivante : la maximisation de la liberté réclame-t-elle une répartition égalitaire de la liberté ou bien s’accomplit-elle mieux avec une répartition inégalitaire de la liberté ? La thèse de Pettit est que contrairement à la maximisation de la liberté comme non-interférence qui réclame une répartition inégalitaire de la non-interférence, la maximisation de la liberté comme non-domination implique structurellement une répartition égalitaire de la non-domination. Cela signifie que la conception de la liberté comme non-domination, à la différence de la conception de la liberté comme non-interférence, permet d’établir un lien intrinsèque entre liberté et égalité : « la liberté comme non-domination présente un caractère significativement égalitaire », écrit-il à la page 149.

Avant d’étudier ce lien intrinsèque entre liberté comme non-domination et égalité, montrons pourquoi la liberté comme non-interférence n’entretient pas ce lien intrinsèque avec l’égalité. Comme le dit Pettit de manière un peu provocatrice, la liberté comme non-interférence est « une liberté dans le désert » (page 95). D’un point de vue philosophique, on peut dire que la liberté comme non-interférence est une conception de la liberté qui s’inscrit dans une ontologie atomiste, c’est-à-dire dans une réalité où l’homme est un être fondamentalement pensé comme une entité isolée. C’est pourquoi dans ces conditions la liberté d’un homme est parfaitement indépendante de celles des autres hommes qui occupent la réalité. Et comme la société n’est qu’une agrégation d’individus, on mesure la maximisation de la liberté comme non-interférence en opérant la somme des quantités individuelles de liberté comme non-interférence. La liberté comme non-interférence présente dans l’ensemble d’une société diffère suivant les quantités de liberté comme non-interférence possédées par les individus qui la composent mais est structurellement indifférente des rapports que ces individus entretiennent les uns avec les autres. Nous avons ici montré que la liberté comme non-interférence n’entretient aucun lien intrinsèque avec l’égalité. Mais Pettit va plus loin dans son raisonnement. En effet, il veut montrer que « la liberté comme non-interférence est [...] inégalitaire » (page 148), c’est-à-dire plus exactement que la maximisation de la liberté comme non-interférence se réalise mieux avec une intervention inégalitaire de l’État, une répartition inégalitaire de la liberté comme non-interférence. Concrètement, si des individus sont davantage susceptibles d’interférer dans la vie d’autres personnes que d’autres, l’État agira en portant une contrainte seulement sur ces individus. Or cette manière d’agir rentre en conflit avec l’idée  selon laquelle l’État doit considérer également chacun des individus, ce qui fait de la maximisation de la liberté comme non-interférence un idéal peu désirable.

À présent, posons-nous la question suivante : en quoi les moyens nécessaires à la maximisation de la liberté comme non-domination diffèrent-ils de ceux alloués à la maximisation de la liberté comme non-interférence ? Tout d’abord, il convient d’observer que l’ontologie républicaine, contrairement à l’atomisme libéral, est un holisme. Cela signifie que le républicanisme conçoit l’homme comme un être social : autrement dit, l’homme est un être ancré dans un tissu de relations avec les autres hommes, son existence n’est pas indépendante de l’existence de ces autres hommes (pour plus de précisions sur cette question, se référer à Philip Pettit, « Défense et définition du holisme social », in Penser en société, Paris, PUF, 2004 et/ou Jean-Fabien Spitz,Philip Pettit. Le républicanisme, Paris, Michalon, 2010, pp. 21-46). Ensuite, la liberté comme non-domination est indissociable d’un statut juridique : la liberté comme non-domination est créée par les lois légitimes d’un État républicain et être libre implique d’être citoyen d’un tel État. Ainsi, la liberté comme non-domination est par définition « une liberté dans la Cité » (page 95).

Dans ces conditions, mesurer la liberté d’un homme en ne regardant que sa situation n’a pas de sens. La liberté d’un homme ne peut être mesurée qu’au regard des situations des autres hommes composant la société à laquelle appartient cet homme. Autrement dit, la liberté comme non-domination d’un homme n’est pas indépendante de la liberté comme non-domination de ces autres hommes. C’est ce que veut nous faire comprendre Pettit lorsqu’il écrit que « l’intensité de la liberté comme non-domination dont jouit une personne dans une société est autant fonction des pouvoirs dont disposent les autres que de ceux dont elle dispose elle-même » (page 151). Dès lors, la maximisation de la liberté comme non-domination, c’est-à-dire l’accroissement de la liberté comme non-domination mesuré dans l’ensemble de la société, ne peut passer par une inégalité de répartition de la non-domination, car l’augmentation de la non-domination d’une personne entraîne nécessairement une diminution de la non-domination des autres personnes non bénéficiaires de cette augmentation.

Si nous comprenons ici qu’une inégale répartition de la non-domination n’est pas favorable à la maximisation de la liberté comme non-domination, il nous reste à montrer en quoi une politique égalitariste lui est au contraire favorable. Par politique égalitariste, précisons que nous désignons ici une politique qui vise la suppression des inégalités dans l’intensité de la non-domination, c’est-à-dire dans la protection face à la domination, inégalités qu’il ne faut pas confondre avec les inégalités dans l’extension de la non-domination, c’est-à-dire dans l’ampleur et l’accessibilité de choix non soumis à domination (ces dernières ne sont pas l’objet de notre article car l’égalité républicaine à laquelle fait référence Pettit dans la citation étudiée est l’égalité structurelle et non l’égalité matérielle). Pour montrer qu’un égalitarisme structurel est favorable à la maximisation de la liberté comme non-domination, Pettit fait intervenir la considération suivant laquelle « la capacité que possède une personne, en fonction de la quantité relative de pouvoir dont elle dispose, de produire de l’intensité dans la non-domination est assujettie à un principe de productivité marginale décroissante » (page 153). Cela signifie que toutes choses égales par ailleurs, quand l’intensité de la non-domination s’accroit au-delà d’un certain seuil, la maximisation de la liberté comme non-domination ralentit. Autrement dit, accroître l’intensité de la non-domination des groupes peu dominés aura une productivité marginale plus faible de la maximisation de la liberté comme non-domination que celle obtenue par l’accroissement de l’intensité de la non-domination des groupes fortement dominés. Pour maximiser la liberté comme non-domination, il sera donc plus efficace de chercher à accroître l’intensité de la non-domination des groupes les plus touchés par l’intensité de la domination, ce qui revient en somme à chercher à égaliser la répartition de l’intensité de la non-domination. Pour conclure, loin d’être une menace pour la liberté, l’égalité structurelle est bien plutôt une condition essentielle pour la promotion de la liberté comme non-domination.

PS : Pour plus de développement sur le concept de liberté, je vous renvoie pour l’instant à mon devoir sur la liberté écrit l’an dernier dont le sujet était « À quel type de liberté vont vos préférences personnelles ? ». J’espère bientôt trouver le temps d’écrire un article sur les 3 conceptions négatives de la liberté examinées par Pettit dans A theory of freedom et un autre sur le rapport entre maximisation de la liberté comme non-domination et égalitarisme matériel. 


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