Éric Bonnargent
Man Ray, Portrait imaginaire du marquis de Sade
Le Livre de Sade est d’abord un très beau livre. Grâce à ses pages de garde en papier marbré à la cuve et à ses nombreuses illustrations de gravures érotiques des XVIIIe et XIXe siècles, ce volume, à ne pas laisser entre toutes les mains, a le charme des livres anciens. Mais l’intérêt majeur du Livre de Sade reste son contenu : 100 leçons « aux jeunes gens et jeunes filles de bonne volonté » réparties en 9 chapitres. S’il y a un auteur pour lequel ce genre d’ouvrage est utile, c’est bien le marquis de Sade. Son œuvre, écrite pour une très grande partie en prison, est foisonnante et il est difficile de s’y repérer car si Donatien de Sade est bien un penseur – certes bien différents de Voltaire ou de Rousseau, ses contemporains –, il n’est pas un théoricien. Ses personnages s’expliquent et se justifient en pleins ébats ou en reprenant leur souffle, ce qui ne facilite guère un discours suivi. La philosophie de Sade se trouve ainsi disséminée dans toute son œuvre et le grand mérite d’Alice Deparis est d’en offrir une vision synthétique.À l’image de Diogène le cynique dont il est un lointain héritier, Sade fait de la nature le seul critère moral. L’universalité des lois naturelles est la preuve de leur légitimité alors que la relativité des lois civiles montre leur impertinence. Dans la première partie, intitulée « Des crimes, pas de châtiments », Alice Deparis réunit et commente des textes du marquis expliquant que le crime n’existe qu’aux yeux des lois de la société : « La destruction étant une des premières lois de la Nature, écrit Sade, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. » Pire encore, l’assassin rend service à la nature qui a besoin de se régénérer. En même temps que Beccaria, Sade devient alors l’un des premiers penseurs à s’opposer à la peine de mort. Celle-ci lui semble scandaleuse, d’une part, parce que le crime est un penchant naturel qui ne se comprend que s’il est commis par passion et non par décision de sang-froid de la part de juges qui eux-mêmes condamnent le meurtre, d’autre part, parce que loin d’être dissuasive, son aspect spectaculaire fait de la publicité au crime. De la même manière, Sade remarque que l’emprisonnement, lorsqu’il est indigne, rend les hommes plus mauvais encore. La deuxième partie, « Oui au vice, non à la vertu ! », développe l’éthique sadienne que Saint-Fond, dans Les Infortunes de la vertu, résume ainsi : « Il est beaucoup moins drôle d’être vertueux que vicieux. Le vice amuse et la vertu fatigue ; or, je crois que ce qui sert à nos plaisirs doit toujours l’emporter sur ce qui n’est bon qu’à nous donner des vapeurs. » Comme Machiavel, Sade note les insuffisances de la vertu et la nécessité de n’en avoir que l’apparence. Il s’oppose aussi à Rousseau en affirmant que la pitié, loin d’être naturelle, n’est que faiblesse de caractère. L’anticléricalisme (« Il faut arrêter et massacrer tous les prêtres… ») est développé dans la troisième partie alors que la morale ultralibérale est analysée dans la partie suivante. C’est sans doute ici que se trouvent les aspects les plus dérangeants de la pensée de Sade : « les bâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient être condamnés à mort dès leur naissance. » Alice Deparis, fidèle à l’œuvre de Sade, expose et explique. Chacun se fera son opinion. Cet ultralibéralisme est teinté d’un individualisme forcené exposé dans la cinquième partie. Alice Deparis en dévoile les conséquences, parfois révoltantes (il prône comme Adam Smith, un autre de ses contemporains, un laisser-faire, notamment à propos de la pauvreté et vante, dans le domaine du sexe, les plaisirs de l’inceste), parfois très modernes (défense du droit à l’avortement). La pensée érotique du divin marquis fait l’objet des trois chapitres suivants. Dans le premier, Alice Deparis réunit et commente les textes portant sur la volupté et sur ce qu’on appellera plus tard le « sadisme », à savoir le plaisir à faire souffrir l’autre : « Ce qu’il y a de plus sale, de plus infâme et de plus défendu est ce qui irrite le mieux la tête… c’est toujours ce qui nous fait le plus délicieusement décharger. » Le chapitre 7 est consacré à la vision de la femme qui, pour Sade, n’est rien d’autre qu’un objet de plaisir. Là encore, Sade cultive les paradoxes puisqu’il fait d’elle un objet sexuel, mais en appelle aussi à sa libération. Le chapitre 8, « Le catalogue des voluptés », recense les pires perversions dont parle Sade, surtout dans Les Cent vingt journées de Sodome, de la coprophilie à la nécrophilie, en passant par la zoophilie… La dernière partie et la conclusion offrent une synthèse de la pensée du marquis. Il ne faut, en effet, pas oublier que ces outrances, Sade ne les a jamais mises en pratique. Son objectif est de dénoncer l’hypocrisie d’une société qui condamne le vice en public tout en s’y livrant en privé. Sade revendique le droit de tout dire, même les fantasmes les plus inavouables.Censuré jusqu’au début des années soixante, Sade est un grand écrivain et un grand penseur. S’il écrivait aujourd’hui, sans doute ne trouverait-il personne pour le publier. La bien-pensance contre laquelle il s’est battu toute sa vie a fini par l’emporter. Le droit de tout dire n’existe plus. Sade affirmait que « l’état originel de l’homme est la liberté. » Il a eu la grandeur de lui sacrifier la sienne.Alice Deparis, Le Livre de Sade. Desinge & Hugo & Cie. 19,50 €
(article initialement paru dans le Magazine des Livres)