Le livre se compose de trois séquences de longueur à peu près égale : Voix à rayures, Contre l’épisode, Inquiétude fixe. Le même choix d’écriture est tenu de bout en bout : des poèmes en vers libres courts, chaque poème ne débordant jamais la page.
On pourrait peut-être parler d’une poésie à secret, comme on dit un secrétaire à secrets. Un non-dit central irradie tout le livre et ne peut être raconté autrement que sous la forme de cette diffraction en images et figures. On pourrait penser à Saint-John-Perse pour l’évocation d’un monde antique, le goût pour le mythe, le lexique très riche… Mais ce qui est ampleur théâtrale chez Perse se trouve ici contenu, retenu, bridé par le vers court. Et s’il y a bien lyrisme, il n’est pas épique mais personnel, sur un mode très particulier. Pour dire-sans-dire, Esther Tellermann utilise tout un matériau imaginaire qui déroute autant qu’il indique. Si l’on prend les figures de femmes qui apparaissent (Ophélie, Ariane, Isolde, l’Infante…), on constate qu’elles ont toutes une destinée tragique. Et l’insistance sur la neige et la nuit de l’Europe dans Voix à rayures n’est pas un hasard. « J’ai pleuré entre / le mot brûlé / j’ai construit / un enfant / entre / la ligne fixe / j’ai construit / une sœur / qui marche / sa robe enserre / les gardénias / et les glycines / peut-être vous / qu’imprime / l’asphalte bleu. »(p. 270)
Si on lit l’ouvrage d’un trait, dans sa continuité, on ne peut qu’être frappé par un complexe jeu de reprises, de retours, qui indique à la fois la force obsessionnelle de l’origine du livre, et crée comme un mouvement tournant des poèmes, presque litanique, envoûtant, même lorsqu’on ne peut les décrypter. Ainsi pour le couple « crime/caresse » par exemple : pages 69, 75, 96, 109, 116, 140, 146, 164, 171, 191, 193… Mais on pourrait citer bien d’autres mots qui reviennent comme des balises ou des signaux clignotants de sens : « cambrure, sœur, inquiétude, seconde, photographie… » Il en va de même pour les figures : celle d’Ophélie domine dans la seconde partie du livre et ne se retrouve que deux fois dans la troisième. Par contre, celle d’Ariane apparaît deux fois à la fin de la partie II, mais domine la fin du livre (pp. 243, 249, 253, 254…).
Ces récurrences, insistances, délimitent pour le lecteur l’espace tragique originaire du livre ; par opposition, l’abondance des fleurs et des pierres précieuses aux noms savants peut sembler comme une sorte de voile luxueux, une volonté d’éclat destiné à détourner l’œil sur un leurre, un somptueux décor de fond de scène alors que celle-ci se passe devant, mais demeure presque transparente.
Il faudrait encore dire combien le travail du son participe à cet effacement/affleurement du sens : « Un film déroule / le froid / sur le blanc / des chagrins / recueillis / dans les urnes. / Les / reposoirs tournent / autour de chaque / soupir / recueillent / le fruit des désespoirs / et des étreintes / un passé étreint / l’entrave / et l’épreuve. » (p. 153) Ou pour donner un autre exemple : « la lettre / la lettre serait / le sceau sur / ce que je n’ai pas / su pas / supposé / du centre. » (p. 244)
En fin de lecture, ce titre énigmatique, Contre l’épisode, est devenu lourd de sens, même s’il demeure opaque. On entend « contre » comme résistance et constat que l’événement est resté tout proche, vif, en mémoire. Difficile aussi d’entendre « épisode » sur un mode autre qu’ironique pour traumatisme violent. Poésie de résilience, poésie.
[Antoine Emaz]
Esther Tellermann, Contre l’épisode, Flammarion 2011, Col. Poésie, 280 pages, 19€