Sociologiquement, l’identification d’un groupe d’acteurs sociaux peut s’effectuer soit en fonction de l’histoire du regroupement qui désigne son organisation et sa représentation, soit en fonction de ses métiers corporatifs, ou encore artisanat, qui traduisent l’identité culturelle collective. Celui-ci constitue, par suite, un groupe de culture se transmettant d’une génération en génération par apprentissage. C’est un capital de savoirs et de savoir-faire ritualisé et légué d’un maître à un apprenti, pas uniquement sous forme d’informations, de procédures d’utilisation, de modes opératoires ou d’instrumentalisation des techniques, mais en y conjuguant, également, toute la mise en forme du corps et de l’esprit afin de faire opérer plus efficacement ce processus qui règle les rapports entre les générations et les âges car l’implication totale du physique et du mental de l’artisan dans et au cours de la réalisation de l’objet artisanal est l’essence de ce travail.
Dans la société tunisienne, l’artisan est considéré comme le détenteur de l’héritage artisanal, le gardien de l’identité culturelle et le préservateur des objets artisanaux dans leurs formes ancestrales. Il ne produit pas de nouveaux objets mais ne fait que restituer les anciens. Toute sa dextérité et son habileté manuelle militent dans la reprise du modèle traditionnel aussi fidèlement que possible car la société n’accepte que « l’emphase identitaire »[1] qu’elle a instauré et ne croit qu’en une unique forme et matière d’un tel objet qu’elle a chargé de tradition, autrement, il serait « acte de trahison, voire même un attentat sacrilège. »[2]
Ainsi, la société limite l’apport de l’artisan et l’enferme dans une sphère à caractère passéiste relatif à un certain imaginaire collectif qui n’avoue la véracité ou plutôt l’authenticité de l’objet artisanal que si celui-ci traduit exactement l’ensemble des caractéristiques culturels de la société qui ne font que figer sa forme, et que si l’artisan y applique soigneusement son savoir-faire traditionnel car « l’artisan est interdit de déployer ou d’étendre son savoir en dehors des normes et caractéristiques instaurées par le savoir traditionnel. »[3] Par conséquent, la personnalité de l’artisan est opprimée et estompée sous prétexte qu’il est le préservateur de la tradition pour sauvegarder le patrimoine ancestral. En dehors de ce cercle fermé de la reprise, il est dans l’incapacité de faire un autre objet outre celui qu’il a appris à faire. « Il ne sait tout simplement pas faire autre chose de différent. Il ne dispose ni de la faculté d’imaginer un autre usage de son savoir faire, ni de créer un autre modèle distinct du modèle traditionnel. »[4] Seulement, l’unique échappatoire à cette situation étouffante et à cet emprisonnement formel et esthétique réside dans l’innovation qui permettra à l’artisan de se libérer, de s’affirmer face à cet imaginaire collectif et d’évoluer.
Actuellement, plusieurs tentatives créatives ont été menées dans ce sens et ont su conjuguer et concilier savoir-faire et tendances modernes : nous pouvons citer dans ce contexte le ca de Azzedine Alaya qui « trace la ligne de corps féminin en le voilant et en le dévoilant par des matières fluides et des couleurs chatoyantes rappelant le registre culturel tunisien »[5], et Aicha Filali qui « a réhabilité l’ambre, une matière décorative précieuse, et l’a façonnée de manière à mettre en relief toute la beauté de la forme, de la couleur et des parfums, que recèle cette substance. »[6] Ces deux artisans créateurs, pour n’en alléguer qu’eux, témoignent de la manière que Marc Jimenez a décrit les artisans en disant qu’ils « détiennent les moyens de productions, jouissent d’une certaine liberté du travail, produisent des objets à finalité sociale. »[7]
En fait, l’artisan doit avoir l’opportunité de s’exprimer et de rompre avec les restrictions imposées par la société afin de permettre à l’artisanat d’évoluer et de s’épanouir. En imbibant sa production de son propre, il peut participer à la dynamisation de son identité culturelle tout en sauvegardant le patrimoine loin du conservatisme. Il transmet, ainsi, une part de sa sensibilité et de son expression personnelle dans l’objet qu’il fabrique. Ce fait est matérialisé par le biais d’un langage propre traduit par une certaine gestuelle assignant, à travers le temps, un cadre constitutionnel de l’identité patrimoniale et possédant divers caractères artisanaux à fort ancrage culturel car « le geste appris est un geste regardé, c'est-à-dire un geste à la fois technique et expressif, un geste qui s'accompagne de mimiques, d'exclamations, de signes verbaux, un geste qui se déploie dans un espace assignant aux différents sens leur degré d'éveil, et aux relations humaines leur caractère d'intimité […] et de convivialité. »[8]
Certes, la matière s’impose d’emblé dans l’objet artisanal, constitue le point de départ de l’entreprise et souligne les vertus génératrices de l’ouvrage, mais le geste en est le constructeur et détermine ostensiblement ses structures. Il naît avec elle, et la forge suivant une certaine géométrie dictée par la force et le rythme véhiculés par l’exécuteur : il s’y inscrit et y produit l’identité propre.
En effet, les gestes dans l’objet artisanal ne sont pas considérés comme des « concepts manuels »[9] seulement, mais aussi comme le médium d’un dialogue interrelationnel établit avec, et la matière et l’artisan. « Le geste du métier s'inscrit dans une dialectique intersubjective. […]. Il est tout à la fois dialogue avec la matière et dialogue entre gens du métier. »[10] Ces gestes matérialisent une variation de conjonctures émotionnelles ressentie par l’artisan au moment de l’exécution. De plus, étant donné qu’ils résultent d’un apprentissage, ils mettent en relation l’homme avec la matière mais également avec sa culture dont il est le produit : ils sont appris par quelqu’un qui, lui-même, les a appris d’un autre en y ajoutant un plus de soi, « en reproduisant le geste du maître, l'apprenti, plus tard le compagnon, ne fera pas le même geste. […]. Tendance à faire pareil et tendance à faire distinctement, pour progresser, pour s'affirmer, pour arriver à la maîtrise du métier, vont de pair. »[11] Ce qui signifie qu’il existe un répertoire antérieur déjà constitué duquel puisent ceux qui les transmettent. En d’autres termes, il y a une sorte de mémoire du geste inscrite dans le geste transmis qui se développe et s’enrichit d’une génération à une autre.
Par ailleurs, nous avons retenu de ce que nous avons avancé dans le premier chapitre de notre travail (I.) que l’homme (le soi) se construit et se conçoit dans et à travers la communauté à la quelle il appartient (l’autre). Ce qui fait générer un « nous » outre le « soi ». Ce « nous » agit sur le « soi » et par suite sur l’objet artisanal qui n’est autre que le produit de celui-ci. Il l’enrichit et le charge de croyances et de symbole relevant de l’identité culturelle collective comme par exemple le cas d’un bijou en forme de « khomsa », que les occidentaux appellent « main de Fatma », qui renferme l’identité tunisienne et qui exprime la religion islamique, la puissance et la protection contre le mauvais œil[12], et un collier de perles d’une multitude de couleurs qui renvoie à l’identité africaine et renferme les énergies spirituelles.[13]
C’est dans ce sens que s’établit l’interaction entre l’individu et le collectif par le biais de la culture. Donc, à travers l’objet artisanal, l’individu exprime l’identité et la culture de la société à laquelle il appartient qui, également, exprime l’identité et la culture de l’homme, car, en fait, « le soi se développe naturellement dans le nous : il le fait évoluer et il l’enrichit. »[14]
[1] PNUD, Impérialisme de l’Identité, 2004, p.17. In : B. Belaid, L'artisan: Métiers du Passé, Métier de Future?. http://www.artisanet.biz/articles
[2] Ibid, p.209
[3] B. Belaid, op. cit.
[4] Idem
[5] Idem
[6] Idem
[7] M. Jimenez, Qu’est ce que l’Esthétique ?, Gallimard, Paris :1997, p.41
[8]B. Zarca, Identité de métier et identité artisanale. In: Revue française de sociologie, 1988, 29-2, p. 250
[9] Ibid, p.253
[10] Ibid, p.250
[11] Idem
[12] C. Sugier, Bijoux Tunisiens, Formes et Symboles, Cérés Productions, Tunis :1977, p.41
[13] A. Bouhdhiba, Culture et Société, Publication de l'Université de Tunis, 1978, p.123 In: B. Belaid, op. cit.
[14] B. Belaid, op. cit.