Bâti autour de l'intégration d'un jeune homme dans l'armée américaine en 1942, ce récit autobiographique de Will Eisner s'intéresse à la vie des immigrants juifs et de leurs enfants dans l'Europe et l'Amérique d'avant-guerre. Alors que le convoi du jeune conscrit Willie l'emmène vers sa future affectation, le paysage qui défile sous ses yeux le renvoie au passé de sa famille, empli de souffrances liées, en partie, à l'antisémitisme qui caractérise cette époque. Willie revoit alors la vie de sa grand-mère paternelle, qui immigra aux Etats-Unis en 1880, et la dispersion de sa famille à travers le continent. Puis il revit les premiers pas sur le solo américain de son père - artiste décorateur viennois - débarquant après l'embrasement de la Première Guerre mondiale dans l'espoir de monter sa propre affaire.
- Delcourt -
Une rencontre, enfin, avec le talent de Will Eisner à la fois scénariste et dessinateur. Et quelle rencontre ! Il m'a été difficile de choisir un titre, je ne regrette pas de m'être laissée tenter par celui-ci dont l'émouvante beauté de la couverture et le sujet m'ont interpellée.
Ce roman graphique de pas moins de 200 pages relate l'histoire de la famille Eisner, leur parcours d'immigrants juifs d'Europe de l'Est depuis le début du XXème siècle. Pourtant, le récit n'a rien d'une fresque historique ou d'une saga, il est focalisé sur les " personnages " qui se racontent tour à tour. C'est l'Amérique certes, mais c'est surtout la vie familiale, le quotidien difficile, souvent précaire, un regard resserré profondément humain sans pathos ni concession. C'est hélas aussi une chronique de l'antisémitisme ordinaire.
Dans l'introduction, Will Eisner témoigne : " Fiction et réalité, en se mêlant peu à peu à des souvenirs sélectifs, ont débouché sur une réalité subjective. Et j'ai fini par m'en remettre à la justesse de la mémoire viscérale. Mon souvenir le plus indélébile de ces années-là est sans doute celui du préjudice insidieux qui imprégnait mon univers. "
Un récit foisonnant construit sur des flash-back, riche d'histoires et de personnages d'une lisibilité, malgré sa densité, remarquable. La maîtrise graphique et narrative, la fluidité de lecture des bulles et des dessins, pourtant compacts, m'ont impressionnée. Les pages de noir et blanc s'enchaînent naturellement bien que l'on passe d'une période à une autre, d'un passé à un autre. C'est le contexte social qui est développé, le contexte historique relevant de l'évocation de fond habilement mis en images par touches. Le regard est porté sur l'atmosphère des rues, les mentalités, les relations entre les différentes communautés d'immigrants. Un regard autant extérieur qu'intérieur, la mémoire sollicitée par les scènes entraperçues dans ces paysages qui défilent à travers la fenêtre d'un train militaire, lien entre les vignettes, entre les époques.
" ... les mornes recrues fixaient les vitres crasseuses. C'était le moment de méditer, de faire le point, non comme des hommes qui vont mourir - cette épreuve là était encore à venir - mais plutôt pour rassembler leurs forces contre ce qui les attendait. "
Les contrastes des fonds noirs - fonds blancs éclairent les planches, exemptant les vignettes de cadre, les rythmant et donnant un relief magnifique aux portraits des personnages. Le dessin est parfaitement abouti, expressif, éloquent, ne négligeant jamais les détails significatifs des décors malgré les plans rapprochés soignant les visages et les attitudes. On se laisse totalement prendre aux vues, on est pris par cette lecture qui nous entraîne sur les longs chemins des parents Eisner des ateliers viennois aux usines new-yorkaises. Des tableaux en mouvement, bien vivants, désarmants, écoeurants, émouvants.
" Dans la vie comme en dessin, Willie...il y a de la perspective ! "
Convaincant et convaincue.
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- avec Mango -
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