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Garder les cochons ensemble

Par Choupanenette

Jacques de Nouveau, surnommé Fournier, parce que son père était un boulanger de Saverdun, fut élevé au siège apostolique sous le nom de Benoît II. Ce pape, accompagné du cardinal d'Astorga, se livrait un jour à une exploration archéologique dans la campagne de Rome. Les deux prélats admiraient un des ces gigantesques aqueducs qui baîllent vers la voie Appienne, lorsqu'un cordelier conventuel, qui était en peine du chemin à prendre pour aller à Viterbe, vint s'adresser aux deux archéologues.
Après quelques paroles échangées, le cordelier, nommé Ascaroti, reconnut dans le souverain pontife son ancien compagnon Jacques, lui sauta au cou, et, Dieu lui pardonne ! s'avisa en même temps de le tutoyer dans un transport d'allégresse.
- Quelle irrévérence ! s'écria le cardinal d'Astorga, bone Deus ! tutoyer Sa Sainteté !
- Pourquoi pas ? reprit délibérement le moine, enhardi par un regard de son ancien ami ; qui m'empêcherait de tutoyer mon meilleur camarade, le frère Jacques ? N'avons-nous pas gardé les cochons ensemble au village de Saverdun, dans le comté de Foix ?
Et de ce fait, Ascaroti disait vrai : Benoît, avant de devenir le pasteur des brebis de l'Evangile, avait commencé par être gardien de pourceaux. Passe encore si les pourceaux lui eussent appartenu ; mais Ascaroti et lui surveillaient cet immonde bétail pour le compte d'un pauvre laboureur de Saverdun.
Par aventure, le pape était en belle humeur, et ce souvenir, qui choqua si fort Son Eminence le cardinal, ne parut pas déplaire à Sa Sainteté, qui se contenta de dire :
- Frère Ascaroti, en  ma qualité de ton cher suprême, je te dispense de ton voyage à Viterbe, et puisque c'est le Seigneur qui t'envoie vers moi, je te garde.
Le moine, en s'inclinant comme pour réciter un Dominus vobiscum, réplique par ces mots : "Que ta volonté soit faite et que ton nom soit béni !"
Le trio ecclésiastique se dirigea aussitôt vers la ville éternelle et, dès ce jour, le pauvre cordelier se vit, à sa grande surprise, installé au palais du Vatican. Plus tard, il fut promu aux honneurs de l'Eglise, et le pape le protégea si bel et si bien, qu'Ascaroti fut enfin coiffé du même chapeau que le cardinal d'Astorga. Mais hélas ! une élévation aussi rapide ne donna pas le temps à celui qui en était l'objet de modifier son caractère primitif ; tel avait été le moine, tel fut le cardinal : même brusquerie dans le ton et dans les allures, au point que le nouveau cardinal, ébloui par son titre, ne se faisait faute de tutoyer tout le monde sans distinction. Les grands dignitaires de la cour de Rome subissaient cette outrecuidance, sans oser s'en plaindre autrement que tout bas ou par des remontrances indirectes, telles par exemple que d'exagérer la politesse à mesure qu'Ascaroti la négligeait davantage. Leçons perdues, car celui-ci ne se laissait nullement ramener par ces avis implicites, et conservait imperturbablement ses mêmes façons d'agir.
En désespoir de causes, ses collègues, n'en pouvant plus, se décidèrent à souffrir et à se taire. Car finalement quelle politesse exiger, je vous prie, d'un prélat qui n'y mettait pas plus de cérémonie avec le Saint Père lui-même ?
Le cardinal d'Astorga, qui seul possédait le secret de cette familiarité, s'ingénia pour le faire tourner à son bénéfice ; et en conséquence, il se déclara trop fier pour courber plus longtemps la tête sous le niveau de cette impudente égalité. Cette résolution se réconfortait d'ailleurs du vif désir qu'avait le cardinal de l'humilier dans la personne de sa créature, Benoît lui-même, coupable du crime irrémissible de l'avoir emporté sur tous ses rivaux à l'élection du conclave.
Un jour donc que le sacré collège se trouvait réuni au Vatican, d'Astorga jugea le moment opportun pour secouer le joug, et, par un officieux hasard, Ascaroti eut la sottise de lui en offrir un magnifique prétexte.
- Signor d'Astorga, dit l'ex-cordelier, en s'approchant du cardinal, voudrais-tu bien me vendre deux de tes mules ?
D'Astorga n'en demandait pas davantage. A cette interpellation il se dressa sur ses pieds, et levant la tête et la voix, d'un air dédaigneux : "Ascaroti, s'écria-t-il, qui vous a donné le droit de me tutoyer ainsi ? Aurions-nous, par hasard, gardé les cochons ensemble ?"
Une réplique pareille souleva un rire contagieux, dont tout le monde fut atteint, excepté Ascaroti et le pape. Ce dernier se sentit piqué au vif ; il se détourna avec une nonchalance hautaine vers Astorga, et laissa tomber cette réponse : "Non, certes, il est impossible que Votre Éminence ait gardé les cochons avec Ascaroti et moi ; car, Dieu merci, nous savions suffire à la besogne, et c'est tout au plus si, par bonté d'âme, nous vous eussions admis au nombre de nos élèves."
Cette présence d'esprit releva la partie perdue. Cependant le premier trait subsistait encore ; le mot du cardinal vola de bouche en bouche, et peu à peu, la malice d'abord et l'image ensuite en édifièrent le proverbe que vous savez.
Après la scène dont on vient de suivre la double péripétie, le cardinal Ascaroti alla se jeter aux pieds du pape.
- Comment pourrai-je m'acquitter jamais envers Votre Sainteté ?
- Dites Votre Sainteté, voilà tout, et c'est le meilleur moyen. Ascaroti, ne tutoyez jamais personne.
- Oh ! je vous le jure, s'exclama le cardinal, pénétré de reconnaissance. Mais avant d'accomplir mon serment, laisse-moi te dire pour la dernière fois, ô mon frère Jacques, que le plus beau trait de ta vie, ce sera de n'avoir pas oublié que jadis nous avions ensemble gardé les cochons.

THOMAS


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