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« La Métamorphose » de Kafka: je suis le cancrelat

Publié le 03 juillet 2011 par Lana

Je viens de terminer « La Métamorphose » de Kafka. Ce texte m’a profondément touchée et fait réflechir. J’ai aussi été choquée par les notes en cours de lecture. Cela dit, ces notes et la préface sont légitimes et sérieuses, j’ai juste ressenti les choses tout autrement.

Ce texte n’est pas une analyse du roman faite dans les régles de l’art, mais ce que j’ai ressenti à la lecture de cette oeuvre. Une vision parmi d’autre du texte de Kafka.

Dans la préface de l’édition en folio, Claude David nous dit de Gregor: « On ne peut que se détourner de lui avec horreur », « La sympathie du lecteur se porte sur les parents et leur fille, tortionnaires innocents, et non sur Gregor, toujours relégué au-delà de la pitié, à un niveau inaccessible aux sentiments humains ». Ces affirmations m’ont étonnée, car dès le début et jusqu’à la fin, je me suis identifiée à Gregor, je le comprenais, et je n’avais aucune sympathie pour sa famille. Car si je comprenais leur peur et leur horreur, leurs réactions me choquaient.

C’est peut-être de la projection, mais dès le début j’ai lu cette histoire comme une métaphore de la folie et de son rejet par les gens qui ne la comprennent pas, et ne cherchent pas à la comprendre.

« La Métamorphose » de Kafka: je suis le cancrelat

Gregor a une vie triste, c’est un commis-voyageur qui fait son travail sans beaucoup d’entrain, mais qui fait vivre sa famille. Un bon employé, il n’a jamais manqué son travail, et un bon fils, un homme qui fait les choses sans passion mais sans faire de vagues. Un jour, il ne peut plus se lever. Il n’a pas entendu son réveil, il est trop tard pour aller travailler. Il ne se reconnaît plus. Son corps a changé, il ne sait plus qui il est. Il sait qu’il doit se lever, reprendre le cours de sa vie, ce retard l’angoisse mais la même angoisse l’empêche aussi de se lever. Il voudrait se rendormir et faire comme si rien n’était arrivé, mais cette fuite lui est impossible aussi, à cause de son nouveau corps qui l’empêche de se mettre dans la position dans laquelle il dort habituellement. Il se demande donc comment justifier son absence au travail et sa transformation, comment continuer à avoir l’air normal, à cacher ce qui lui arrive. Il veut sauver les apparences. Mais il ne le pourra pas. Et très vite, le monde se transformera lui aussi, Gregor ne voit plus par la fenêtre ce qu’il a toujours vu. Comme dans la folie, il a perdu l’unité de son corps et sa vision du monde n’est plus la même. Comme dans la folie, il ne peut le cacher longtemps malgré ses efforts.

S’il s’habitue rapidement à sa transformation, ce n’est pas le cas de son entourage. Terrifiée, sa famille ne peut pas supporter de regarder ce fils transformé en cancrelat. Ses parents pleurent et s’effondrent, pris entre la vision de leur fils métamorphosé et une photo du « bon fils », en tenue militaire, intégré dans la société. Gregor reste calme et continue à vouloir tout arranger, espérant encore pouvoir revenir en arrière. Mais le fondé de pouvoir, venu demander la raison de l’absence de Gregor au travail, s’enfuit. Ses parents ne peuvent le regarder plus longtemps, et l’enferment dans sa chambre. Son père le pousse tellement qu’il le blesse, et il enferme Gregor, qui saigne en abondance, sans lui venir en aide. Ca m’a tout de suite évoqué l’image que j’utilise souvent, celle qu’en étant psychotique on se vide de son sang devant des yeux indifférents. Gregor est enfermé dans l’obscurité, on le cache, on ne lui parle plus. Son apparence (sa folie) est insupportable, on préfère faire comme si de rien n’était en le cachant plutôt que d’essayer de comprendre ce qu’il se passe, ce que ressent Gregor, qui malgré son apparence ou sa déraison, a gardé la facuté de réfléchir et de se rendre compte de ce qui se passe autour de lui. Il ne réagit plus comme d’habitude, il va se coucher sous le canapé, et a un peu honte de ce qu’il fait, même s’il sent que c’est là qu’il est le mieux. Il a honte car ce comportement n’est pas normal, mais c’est là qu’il peut échapper à la peur qu’il ressent devant son univers devenu étrange.

Sa soeur a de la pitié pour lui, elle cherche à savoir ce qu’il préfère manger, sans pour autant oser lui demander. Elle pousse différents aliments devant lui pour voir ce qu’il va manger, comme on le ferait avec un animal. Mais très vite, cette commisération se transformera en devoir, dont elle tire un certain orgueil, puisqu’elle réagira violement le jour où sa mère prendra sa place. Elle ne parle plus à son frère, devenu monstrueux, ou fou, mais fait son devoir de soeur afin qu’on ne puisse pas lui reprocher son rejet et son dégoût. Elle sauve les apparences, mais ne fait rien pour essayer de sauver son frère. La mère de Gregor, elle, ne peut plus supporter la vue de son fils, elle lui est trop douloureuse. Son père réagit avec violence, allant jusqu’à lui lancer des pommes dont une se fichera dans son dos, sans qu’on le soigne. La famille est persuadée que Gregor n’entend et ne comprend plus rien, qu’il est inaccessible à toute raison, à toute parole, alors que celui-ci observe tout et continue à ressentir des choses. Pas une seule fois, la famille n’essayera d’atteindre Gregor. Son étrangeté est trop radicale à leurs yeux pour qu’ils osent aller vers lui. Ils ne peuvent pas imaginer qu’ils ont encore quelque chose en commun. On le maintient en vie, caché, mais on ne lui parle pas. Comme on le fait avec un fou qu’on veut croire inhumain. Sa soeur finira par dire « ça » à propos de lui. Il n’a plus rien d’humain, il est devenu un poids, une chose, quelque chose dont il faut se débarasser. Car Gregor leur fait honte. Certes, il est caché aux yeux du monde, mais certaines personnes le voient quand même, au grand dam de la famille. Eux qui avaient un si bon fils ont a présent un monstre à la maison. Il y d’abord a les domestiques. Certaines ne peuvent pas supporter de travailler dans cette maison, terrifiée par le monstre/le fou. On engage alors une vieille femme robuste qui en a vu d’autres dans la vie. Elle n’a pas peur de Gregor, contrairement aux autres, mais le traite comme une bête immonde, ne voyant pas l’humanité qui lui reste derrière cette apparence. La peur et le mépris, voilà tout ce que Gregor suscite. Pourtant, il n’a pas perdu sa sensibilité. En entendant sa soeur jouer du violon, il est pris d’une envie de sortir de sa chambre et d’aller vers elle. Mais les locataires de la famille sont dans la pièce, et, honteux qu’ils voient son fils, le père les pousse sans ménagement dans une autre pièce.

Gregor essaye pourtant de ménager sa famille, en leur obéissant quand ils le poussent dans sa chambre, en se cachant sous un drap pour éviter à sa mère de le voir dans cet état, en ne se révoltant pas contre la violence de son père. Gregor est conscient de sa différence et souffre en silence. Seul dans sa chambre, il se trouve des occupations: rester au plafond, ou rebondir sur le plancher, des choses qu’il ne pouvait pas faire auparavant. Claude David précise dans une note que ça montre que Gregor est redevenu un enfant à qui il faut passer ses caprices. J’y vois plutôt les inventions de quelqu’un laissé seul, et qui cherche ce qu’il peut bien faire dans son nouveau monde. Il fait des expériences que sa normalité l’empêchait de faire. Il s’accomode de son nouvel état puisqu’il est seul et enfermé, et que c’est la seule chose à faire s’il veut rester en vie.

Sa mère a encore de la pitié pour lui et voudrait rendre le quotidien de Gregor un peu moins insupportable, mais sa peur et sa soumission aux avis de sa fille et de son mari l’en empêche. Gregor finit donc par ressentir de l’hostilité pour elle comme pour le reste de la famille, elle qui a encore des sentiments humains mais n’a pas le courage de les assumer, de prendre le parti de son fils monstrueux ou fou contre la raison de la famille. Pour Claude David, ce passage de Gregor de l’affection à l’hostilité pour sa famille est la preuve qu’il s’enfonce toujours davantage dans son mal. Pour moi, c’est au contraire la preuve qu’il reste lucide, qu’il se sent trahi et abandonné, et naturellement il en éprouve du ressentiment. Cette famille qu’il faisait vivre auparavant, qui était fière de lui, lui tourne le dos parce qu’il n’est plus un bon fils. Aussitôt métamorphosé, sa famille s’est détournée de lui, le laissant seul à son malheur. Pour eux, ce monstre n’est plus leur fils ou frère, Gregor a disparu depuis longtemps, il faut se débarasser de l’animal qui les encombre. Toujours lucide, Gregor les entend parler de lui de cette façon. Sa famille aurait préféré qu’il meure, plutôt que de le supporter dans cet état. Il gâche leur vie, leur fait honte aux yeux des autres, alors qu’on peut honorer un mort. Ca ressemble beaucoup aux discours de certaines familles de psychotiques, qui disent avoir perdu leur enfant, qui ont un malade qui leur gâche la vie et leur fait honte. Ils veulent se draper dans une position de martyre, et c’est plus facile aux yeux du monde avec un mort qu’avec un monstre enfermé dans une chambre dont il faut malgré tout s’occuper. La société respecte le chagrin du deuil, alors que la folie est mal vue. Et les yeux des autres sur les parents peuvent aussi être ressentis comme un jugement. Après avoir poussé les locataires pour qu’ils ne voient pas Gregor, le père les chasse une fois que celui-ci est mort. Comme si tous les yeux ayant vu Gregor devaient être chassés, mais aussi les yeux ayant vu la façon dont le père traite son fils avec violence. Le père a honte de Gregor mais peut-être aussi de ce qu’il lui fait. Cependant, il ne cherche pas à agir autrement.

Toute la famille sera soulagée à la mort de Gregor. Celui-ci, blessé par la pomme toujours fichée dans son dos et les mots de sa famille qui rêve d’une vie sans lui, se laisse mourir, sans doute par désespoir mais aussi par un dernier égard pour sa famille. Cette famille qui, depuis la transformation de Gregor, a dû reprendre les choses en main pour faire vivre le ménage, va s’épanouir une fois qu’il ne sera plus là. Ils seront plus légers, et débarassés de la honte, pourront songer à marier la fille.

Pour moi, cette histoire est avant tout un drame du silence. Silence de Gregor qui ne peut expliquer ce qui lui arrive et n’ose exprimer ses sentiments, silence de la famille qui ne veut pas essayer de le comprendre, qui a peur et préfère reléguer leur proche dans une altérité radicale où il ne ressentirait rien et n’aurait besoin d’aucune commisération, d’aucune parole, d’aucune affection. Silence envers la société, il ne faut pas demander d’aide ni montrer Gregor pour ne pas provoquer le scandale. Silence dans lequel meurt Gregor, à tel point que la domestique ne se rendra pas tout de suite compte de sa mort. Son père rendra grâce à Dieu pour ce décès. La famille pleurera un peu, comme on le fait devant un mort, avant de reprendre bien vite le cours de sa vie. Ils ne s’occuperont même pas du corps de leur fils, c’est la domestique qui le fera. Ce qui lui vaudra son renvoi, toute trace de l’infâmie devant disparaître de la maison redevenue « comme il faut ».

La préface se termine par ces mots: « Il eût fallu en 1915 une pénétration peu commune pour comprendre que « La Métamorphose » ne cherchait pas à émouvoir le coeur et qu’elle était fort loin d’imiter a vie. »

Je suis loin d’avoir cette pénétration peu commune, car ce texte m’a ému le coeur. C’est de Gregor, transformé, isolé, rejeté, mais toujours humain malgré les apparences, et non de sa famille conformiste et terrifiée par ce qu’elle ne connaît pas, que je me suis sentie proche. J’ai trouvé cette histoire tragique, triste et terriblement humaine. J’y ai lu une histoire trop commune de la folie.


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