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Entretien avec Jean-Pierre Denis

Par Marcalpozzo

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Marc Alpozzo : Pourquoi le christianisme fait scandale[1], le titre de votre livre ne se présente pas sous forme d’interrogation. Vous l’affirmez.

Jean-Pierre Denis : Je pense que le christianisme fait scandale aujourd’hui et qu’il a toujours fait scandale et que c’est dans sa nature de faire scandale. On y trouve par exemple cet épisode croustillant où, Saint Paul s’en allant à Athènes, va sur l’Aréopage, et essayant d’expliquer à l’élite athénienne que Jésus, mort sur la croix, est ressuscité. La réaction des bien-pensants, des intellectuels et des hommes de culture se moquèrent de lui, prétextant qu’ils l’entendraient une autre fois.

La première réaction que suscite le christianisme est une réaction d’incompréhension, de moquerie, parce que la foi chrétienne propose, selon la formulation de Saint Paul du moins, parait tout d’abord scandaleux. Or, qu’est-ce qui est scandaleux ? C’est que la mort ne soit pas la fin ultime. C’est le vrai scandale du christianisme. Puis, ce qui est scandaleux, c’est que l’Evangile opère un vrai renversement de toutes les valeurs qui régissent le monde, et en particulier, la valeur de l’argent, lorsque Jésus chasse les marchands du Temple. C’est donc une affaire qui est très ancienne puisque cela fait deux mille ans que cela dure.

Cela dit, il y eut une époque où le christianisme cessa de faire scandale dans la mesure où il se confondit avec la culture, le pouvoir et la société en épousant tous ses contours. On appela cela la chrétienté. A partir de là, le christianisme ne pouvait plus faire scandale car il passait désormais du côté de la norme. Or, aujourd’hui, nous revenons à cette situation originelle, puisqu’à présent le christianisme est une force de contestation dans la société, mais je rajouterai qu’il est une force de subversion des valeurs établies, et cela tient spécialement au fait qu’il a été débarrassé de sa puissance et qu’il est revenu comme à l’origine une force qui s’inscrit dans les marges.

Il est vrai que nous sommes dans une société qui s’est mise en quête du bonheur, mais c’est surtout la quête d’un bonheur stupide, autrement dit un bonheur réduit à la satisfaction de tous les désirs. Nous cherchons donc à présent un bonheur illusoire, puisque se mettre en tête ce type-là de bonheur, le premier des principes c’est que nous ne serons jamais heureux. Aussi, c’est une société de la liberté, mais là encore, une liberté stupide, puisque la seule liberté proposée est une liberté de suivre la marche, et j’ai l’impression en vous lisant, que nous sommes très à l’étroit dans cette société, et que seul le christianisme pourrait donner de l’amplitude et de liberté, et lorsqu’on présente le christianisme, on le présente comme une sagesse. Or, ce n’est pas votre thèse. Le christianisme n’est pas une sagesse, mais comme une culture prophétique.

Effectivement, on trouve cette tendance actuelle à présenter le christianisme comme une sagesse, ce que défend par exemple mon ami Frédéric Lenoir, et je ne suis pas d’accord avec cela, car si le christianisme était une sagesse, j’oserais dire que l’on n’aurait pas besoin de lui. La sagesse dans notre société, dans notre patrimoine culturelle il y en a en veux-tu en voilà ! On trouve la sagesse grecque, ou une sagesse plus contemporaine de type post-religieux (celle de Comte-Sponville ou de Luc Ferry par exemple), et si le christianisme était seulement cela, personnellement, cela ne m’intéresserait pas. Je ne dis pas que nous n’ayons pas besoin de sagesse ou qu’il ne se trouve pas une sagesse dans le christianisme, mais je dis que le christianisme, c’est tout à fait autre chose. C’est d’abord l’idée que nous ne sommes pas notre propre fin, que la mort peut-être vaincue et c’est également la rencontre avec le Christ. Or, cette rencontre personnelle transforme toutes les existences. A partir de celle-ci tout explose. Aussi, si l’on accepte de rentrer dans ce scandale, dans cette incongruité du christianisme, à partir de là que tout commence. C’est donc une force qui dynamite tout, et qui a une vision assez globale de l’être humain et de son devenir.

Le Christianisme est basé sur la foi, donc la spiritualité qui manque à notre époque. Or, vous dressez à ce propos un tableau précisément « dépressionniste ».

Je ne pense pas. Certes, nous sommes en crise, mais je n’irais pas jusqu’à dire que je fais un constat totalement négatif. Je pense que l’on peut faire un constat sévère à propos de la culture occidentale. Nous sommes en crise, dans un empilement de crises – crise économique, écologique, éthique, d’espérance –, et toutes ces crises n’en faisant qu’une. Mais une crise, en particulier dans la perspective chrétienne, c’est aussi une révélation. Et peut-être sommes-nous dans ce moment de la révélation, où en sommes-nous à la phase de confusion. Probablement certains ne veulent pas y voir une crise, d’autres plus lucides disent en effet que nous traversons une crise profonde, et disent également qu’il y a une réponse à cette crise.

A mon sens, ceux qui ne veulent pas voir qu’il y a une crise sont profondément malhonnêtes ! Nous traversons une vraie crise de sens, c’est une évidence.

Pensez-vous que dans la société publicitaire qui est la notre, on nous dit « Dormez, tout va bien ! » ou « Consommez, tout va bien ! », et si l’on admet qu’il y a une crise, on dira qu’elle est conjoncturelle. On dira qu’il s’est effectivement passé tel événement dans l’ordre boursier, mais que l’on pourra s’en sortir, et puis tout recommencera comme avant. D’ailleurs, regardez ce qui s’est passé avec la crise financière…

La crise économique existe, et elle a certainement fait des dégâts sociaux très importants, je ne le nie pas, mais ce qu’il y a en arrière-fond, c’est tout de même une crise existentielle. Parce que le vrai problème de l’Occident, c’est le problème du sens de la vie. Et vous l’évoquez dans votre livre. Cette crise du sens questionne le problème de Dieu lui-même. Vous l’évoquez à partir du § 346 du Gai savoir de Nietzsche, qui annonce la mort de Dieu, c’est-à-dire la mort de la figure symbolique de Dieu. Mais comment, au moment où cette figure symbolique de Dieu n’influence plus les comportements moraux, économiques et politiques, comment le christianisme peut-il se positionner dans l’espace public, d’autant que la laïcité a renvoyé les croyances dans la sphère du domaine privé ?

Sans doute pouvons-nous employer l’expression de la mort de Dieu, mais l’idée de la mort de Dieu est également morte. Quand on regarde l’état du paysage religieux, ce que fait par exemple un philosophe canadien Charles Taylor qui théorise sur l’âge séculier, il y a une vision naïve qui nous fait croire qu’il y a d’un côté une religion résiduelle, et de l’autre un athéisme qui pourrait remplacer l’espace laissé libre par la religion. En réalité, il n’y a qu’un éclatement général, Charles Taylor parlant d’un univers de la croyance en expansion, autrement il y aujourd’hui toute une palette de croire ou non qui affecte bien sûr la religion, les religions étant secouées par la concurrence d’autres formes d’espérances, mais qui affectent autant l’athéisme.

Je lisais récemment le livre de Jérôme Garcin consacré à son jumeau (Oliver, Gallimard), et il dit préférer aux lieux de culte les lieux de mémoires, mais ne dit pas qu’il ne leur reconnaît aucune signification. Mais il dit préférence l’ici-bas que l’au-delà, cependant c’est de l’ordre de la sensibilité personnelle. Nous avons donc une palette d’options.

Autre réponse que j’apporterai, ce serait une réponse pas seulement intuitive : réduire l’homme à son horizon matérielle et immédiat, serait lui faire une violence contre laquelle il ne peut que se rebeller à un moment donné. La possibilité de laisser une fenêtre ouverte sur l’invisible, c’est laisser la possibilité à notre âme de respirer. J’ai bien conscience, naturellement, qu’en disant cela, je ne fais pas une démonstration, mais que j’exprime une intime conviction. Ce que je dis dans mon livre sur l’état de la culture est plus de l’ordre de la démonstration, mais je pense que si l’on regarde l’histoire longue de l’humanité, la situation d’un Occident réduit à son matérialisme est plus de l’ordre de l’exception. Que cette exception risque de se généraliser, en revanche, je n’en suis pas si convaincu, et il faudrait aussi le prouver. Autrement dit, prouver que l’athéisme a vocation à prouver de manière systématique dans toutes les civilisations la foi, mais on ne saurait pour l’instant le constater à l’échelle de l’humanité toute entière. L’erreur de perspective serait donc de tout voir à travers la crise spirituelle et morale de l’Occident. Il y a éclatement des possibilités plutôt, qu’une réduction des possibilités de croire, mais ce serait demeurer occidentalo-concentré que de rester là-dessus !

Un africain disait un jour, les blancs sont venus nous dire de croire n Dieu, et à présent, ils nous disent de ne plus croire. Cela veut bien dire, que notre discours est reçu avec méfiance sur le reste de la planète.

C’est la postmodernité qui a voulu cela, et ce que J.-F. Lyotard appelait la « fin des grands récits ». Toutes les idéaux, les croyances se sont épuisés dans les désastres du XXème siècle. Aussi est-on parvenu à présent à un monde totalement immanent que vous décrivez bien, montrant que le ciel ne nous parle plus, et que le désenchantement qui est le notre donne lieu à un cruel manque de spiritualité. Mais que répondriez-vous par exemple à un Michel Onfray proposant un traité d’athéisme hédoniste, ou un Comte-Sponville proposant une spiritualité sans Dieu ? N’est-ce pas Nietzsche qui à la fois pleurait la mort de Dieu mais s’en félicitait tout autant, car elle annonçait enfin l’émancipation des hommes des fausses valeurs que le christianisme disait-il, véhicule…

Ce qui s’est épuisé là, c’est la vision promothéenne de l’homme opposée à la vision religieuse. Que je sache, le nazisme et le communisme sont deux athéismes de combat.

Quant à Onfray, je lui répondrais que ce qu’il écrit n’est pas pertinent. C’est même très bête ! C’est à la fois un ensemble de contrevérités et d’approximations qui font probablement un discours séduisant mais qui ne nous amène nulle part. Personne n’a mieux démonté l’hédonisme que Michel Houellebecq. L’aboutissement ultime de l’hédonisme ce sont les prostituées de Thaïlande, c’est, dans son dernier roman, ces pages saisissantes où il raconte comment les gens vont se faire euthanasier en Suisse, et comment l’euthanasie est devenu un business comme un autre. Le stade ultime de l’hédonisme, c’est le consumérisme, la société marchande et, plus grave, dans cette même société, la marchandisation du corps humain. Aussi, l’hédonisme est-il une terrifiante imposture. Derrière le masque de la séduction apparente crédibilisant la thèse, cette morale est catastrophique en réalité pour le bonheur de l’être humain.

En ce qui concerne Comte-Sponville, si je vous faisais une réponse polie, je vous dirais qu’il peut exister une spiritualité sans Dieu. Si en revanche, je voulais vous faire une réponse exprimant une conviction plus brutale, je dirais que la spiritualité nous ouvre nécessairement à quelque chose qui est de l’ordre du divin par nature. Après, quelle forme pourrait prendre ce Dieu, par quel chemin pourrons-nous l’approcher, c’est évidemment un autre problème. Mais ne soyons pas caricaturaux ! Il est évident qu’il existe aujourd’hui plus de points communs entre des personnes revendiquant une spiritualité agnostique et des chrétiens que ces derniers et les hédonistes, ou entre chrétiens et intégristes. Cela me parait évident ! Si elle est authentique, la quête spirituelle nous fait descendre au centre le plus profond de notre être ou nous élève au-dessus de nous-mêmes… Ce qui est en réalité la même chose!

Nécessairement, un niveau intime ou absolu se rejoint. Le point ultime, je le situe dans le face à face avec Dieu ou les mystiques. D’ailleurs, si l’on lit les mystiques, il y a quelque chose d’intéressant, car la plupart d’entre eux traversent une spiritualité vraiment sans Dieu. La nuit obscure de Saint-Jean de la Croix, les vingt ou trente années de nuit d’une Mère Thérésa, ce sont des spiritualités qui sont privées de Dieu et qui se vivent dans la souffrance de cette privation. Mais je me méfie néanmoins des discours disant que toutes les spiritualités se valent. Sans doute, il y a plus de points communs entre un agnostique et un croyant, que vis-à-vis d’un athée consumériste, mais je crois qu’il nous faut aller plus loin, autrement dit, vers quelque chose qui nous dépasse.

Le nihilisme est le résultat de la fin de Dieu. Et cela pourrait donner une inversion de la question métaphysique posée par Dostoïevski à propos de l’inexistence de Dieu et qui donnerait : « Si tout est permis alors Dieu n’existe pas » !

C’est assez juste !! Hédonisme, nihilisme et consumérisme ne font plus qu’un, aujourd’hui ! C’est ce que j’appelle le « Marché ». C’est-à-dire un moment de l’histoire très particulier, où l’individu est libéré de tout ce qui lui paraissait être contrainte, coercition, obligation morale, ritualité qu’il se retrouve réduit à ce statut de machine à consommer. C’est le cœur du drame contemporain, selon moi.

Drame qui se double d’une absence de foi en quelque chose de transcendant. L’homme est réduit à sa propre taille.

Oui ! Nous sommes réduits à nous-mêmes. Et en même temps, on y trouve quelque chose de mutilant pour l’être humain, à savoir être réduit à soi. Or, le paradoxe, c’est que ce sentiment qui provoque une très profonde dépression arrive au moment où nous n’avons jamais été aussi forts. Finalement par la technique nous sommes parvenus à une puissance sans commune mesure, et l’accélération de cette puissance nous laisse pourtant fragiles, démunis et incertains de notre identité de notre avenir.

Google par exemple dites-vous nous a promis liberté et émancipation, alors qu’il n’a proposé que solitude et soumission aux grandes puissances dictatoriales comme le gouvernement chinois.

Qu’est-ce que Google si ce n’est une machine à connaître vos goûts, vos pratiques, vos appétits pour vous vendre de la consommation ? C’est d’abord une machine à nous vendre de la publicité sur mesure. C’est l’utopie des contre-cultures qui s’est retourné en son contraire. J’appelle cela la tragédie des contre-cultures !

Dans cette solitude existentielle de l’homme moderne, isolé derrière son écran, enfermé dans le mouvement consumériste et individualiste de l’époque, réduit à lui-même, orphelin de tout récit, l’individu souffre d’un mal nouveau : la fatigue de soi. Or, le film Des dieux et des hommes, qui nous raconte l’histoire d’un engagement, celui de plusieurs moines ayant abandonné leur vie à Dieu, et ayant vécu leur foi au sein d’une communauté, et surtout jusqu’au bout, sans même craindre de mourir, a été un vrai succès public. Dans une période si désenchantée, où Dieu fait à la fois scandale et n’est plus véritablement LA référence culturelle, pouvez-vous nous expliquer cet enthousiasme populaire ?

Paradoxalement, je ne me baserai pas sur le succès de ce film pour penser que nous sommes à la veille d’un réveil du christianisme. Ce film relève d’abord de la religion vicaire, autrement dit de cette idée qu’il est bon que des gens croient lorsque personnellement, je ne crois pas. Qu’il est bon que le christianisme existe, même si je ne suis pas chrétien, car cela me rassure sur l’état de notre culture et de notre humanité. Autrement dit, si l’on proposait au français qui, dans leur majorité ne sont pas pratiquants, de démolir les églises, et de se débarrasser définitivement du christianisme, je ne suis pas sûr qu’ils le souhaiteraient.

Aussi, le premier élément d’analyse que je ferai repose sur la constatation que des gens sont authentiquement croyants. C’est important de le savoir, car c’est avant tout rassurant.

Autre aspect, et qui n’est pas proprement religieux, mais auquel nous pouvons nous identifier, c’est celui d’aller au bout de sa vie. Lequel d’entre nous peut-il dire qu’il est capable d’aller au bout de sa vie ? Or, là, dans ce film, on voit des hommes qui vont au bout de leur vie, et vivent pleinement leur vie, au point que les deux moines échappant au massacre donnent le sentiment qu’ils sont passés à côté de leur vie. Donc, aller au bout de sa vie, c’est l’aspiration de tous les hommes, et c’est quelque chose dont très peu de gens sont capables. Aussi, voir cela est une chose extrêmement puissante.

Troisième aspect concernant cette fois le christianisme, c’est qu’on a là une vision d’un christianisme de faiblesse, autrement dit un christianisme qui se donne, donc qui ne cherche pas à conquérir, et on a là, le plus beau des christianisme. C’est le meilleur du christianisme. Un christianisme entièrement donné.

C’est le principe de la fraternité. Alors que liberté et égalité ne semblent pas fonctionner.

Oui, ce sont les valeurs faibles du christianisme, autrement dit, c’est l’idée de la fraternité, c’est l’idée de la communauté, c’est également l’idée de la fragilité, c’est l’idée de la ritualité, c’est aussi la chasteté. C’est donc tout un ensemble de valeurs qui sont des contre-valeurs dans notre époque.

Ce que je veux dire, c’est que nous sommes mis là face à la notion de « lien sociale », puisque les hommes sont reliés les uns aux autres, horizontalement et verticalement. C’est d’ailleurs la symbolique de la croix dans le christianisme ; une symbolique si puissante qu’on ne la voit pas du tout. Le christianisme, en nous reliant les uns aux autres nous relit également à Dieu ; aussi, suis-je relié à ce qui est plus haut que moi !

(Paru dans Chroniques d'actualité, n°3, juillet-août 2011)



[1] Jean-Pierre Denis, Pourquoi le christianisme fait scandale, Paris, Seuil, 2011.


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