Sophia Loren (1962)
Aïda, l'héroïne de l'opéra éponyme de Verdi, est un personnage tragique au moins pour deux raisons: la première c'est qu'elle vivra avec son amant un destin très peu enviable et que je ne révélerai pas ici; la seconde parce qu'elle est confrontée à un choix impossible... Rappelons pour commencer qu'elle est au temps des pharaons, une esclave ethiopienne au service d'Amneris, la fille du roi d'Egypte. Les deux femmes sont éprises du même homme, Radamès, qui est lui, si attiré par Aïda, qu'on se demande s'il ne serait pas victime d'un filtre d'amour comme dans une célèbre comédie de Shakespeare. Radamès est bientôt, grâce à la volonté de la déesse Isis, désigné pour combattre les troupes éthiopiennes. Revenant vainqueur de cette campagne, avec en prime des prisonniers dont le roi lui-même Amonasro (dont on apprend incidemment qu'il est le père d'Aïda...) qui parvient heureusement à dissimuler son identité, il réussit à obtenir la vie sauve pour ceux-ci. C'est alors qu'Amonasro demande à sa fille d'agir exclusivement dans l'intérêt des Ethiopiens, autrement dit de sacrifier son amour pour Radamès sur l'autel du patriotisme...
Reportage de l\'opéra Aïda, joué récemment au mont Masada
Portrait de Verdi (vers 1850 ?)
C'est étonnant comme les pères ont souvent le mauvais rôle à l'Opéra. Je me souviens que dans la Traviata, le père d'Alfredo, est le porteur de mauvaises nouvelles, celui par qui le malheur arrive: alors que nos amants vivent leur bonheur à la campagne, c'est-à-dire loin de Paris et de ses tentations, le père fait irruption dans la maison de Violetta et lui demande de renoncer à celui qu'elle aime par dessus tout... Comme elle a été l'une des plus célèbres courtisanes de Paris, le père qui tient à l'honneur de sa famille, craint précisément que cette mauvaise réputation nuise ou entache l'avenir de ses enfants. Violetta bien qu'elle soit condamnée par la tuberculose, finit par céder aux objurgations du père. L'union est brisée, le sacrifice grandiose. Or on voit bien qu'ici, dans cet autre opéra de Verdi, Aïda est également torturée par un dilemme cornélien: soit elle renonce à son homme pour le bien de sa patrie d'origine soit elle privilégie l'amour du premier et trahit la seconde.
Irrésistible extrait du film \"Aida\" avec Sophia Loren doublée par Renata Tebaldi
Alors qu'on présente souvent cet opéra de façon très simpliste, en expliquant qu'il défend l'idée que l'amour n'a pas de frontières (entre un Egyptien promis à un destin royal et une esclave éthiopienne...), ou bien plus grave encore, en affirmant que tous les personnages ne connaissent pas la moindre évolution psychologique, je pense qu'il suffit d'observer l'héroïne pour se convaincre du contraire: au départ, elle acclame comme les autres Egyptiens, le vaillant Radamès. Elle s'étonne d'ailleurs elle-même, de ce soudain patriotisme d'adoption (tout comme j'imagine dans l'Italie de Verdi, certains Italiens étaient par habitude ou par volonté de maintenir le statu quo, favorables à l'occupation autrichienne). Puis dès lors que son père se retrouve prisonnier avec elle, et qu'Aïda sent le danger peser sur son peuple, elle change du tout au tout. Et il faut voir avec quelle intelligence, elle manipule son amant (très crédule en amour sans doute moins dans l'art militaire), en lui proposant de fuir loin d'ici et de rejoindre l'Ethiopie où ils pourront vivre heureux ensemble. Radamès tergiverse mais finit par accepter. C'est alors qu'Aïda feignant l'inquiétude, lui demande quel chemin faudra-t-il emprunter pour éviter tout danger ? Radamès lui répond alors sans ambages: l'armée égyptienne suivra le col de Napata, il nous faut donc l'éviter, pour gagner l'Ethiopie en toute sécurité. Par ces mots, Radamès vient d'informer - à son insu - l'ennemi, de la position exacte de l'armée égyptienne, ce qui rend possible une éventuelle embuscade. On mesure donc à cette scène, la formidable ambiguité du personnage d'Aïda...