Il y a eu l’attente. Quelques mois, presque un an avant de voir arriver le nouveau film de Kim Jee-Woon, cet insaisissable cinéaste sud-coréen un peu rapidement déprécié à l’ombre des Bong Joon-Ho et Park Chan-Wook. L’homme est un touche-à-tout et c’est peut-être ce qu’on lui reproche, de passer de la comédie sociale de The Foul King au fantastique familial de Deux Sœurs, du noir stylisée de A bittersweet life au western déjanté de Le bon, la brute et le cinglé. L’homme est difficile à mettre dans une case, mais aussi à inscrire dans un sillon cinématographique puissant.
L’attente a duré, au fil d’une polémique en Corée qui a failli empêcher la sortie du film, qui s’est finalement faite sans la grande effusion que l’on aurait pu attendre. Les mois ont passé, l’année s’est écoulée, et J’ai rencontré le Diable est enfin visible sur nos écrans, quelques uns, même pas quinze sur tout le territoire. Après l’attente, la rencontre a donc pu se faire. La rencontre du titre mais aussi celle du spectateur que nous sommes avec une œuvre brutale, sanglante, dévastatrice, une œuvre ne laissant pas celui qui la regarde impassible.
On a parlé et l’on parlera de la violence du film de Kim Jee-Woon. Les scènes de torture, l’acharnement, la douleur infligée, les membres sectionnés. Le risque de ce genre de film, c’est de se faire taxer de gratuité dans sa représentation graphique. De n’être qu’un déchainement futile et poseur de violence ne cherchant pas à gratter assez loin ce que celle-ci peut représenter. Un écran de fumée cachant le néant. Derrière la fumée de J’ai rencontré le Diable (merci à ARP d’avoir choisi un titre français plutôt que se contenter du titre anglais international comme c’est trop souvent le cas lorsqu’il s’agit de cinéma coréen), j’ai pourtant aperçu bien trop de choses pour me contenter d’y constater une quelconque gratuité.
Choi Min-Sik, le fameux interprète du Oldboy de Park Chan-Wook, incarne Kyung-Chul, un tueur en série particulièrement violent envers ses victimes, des jeunes femmes attrapées la nuit tombée alors qu’elles sont seules. Sa dernière victime en date est la fille d’un chef de la police, et surtout la fiancée de Soo-hyun, un agent secret entraîné à l'espionnage et au combat (interprété par Lee Byung-Hun). Ce dernier n’a pas l’intention d’attendre que la police fasse son boulot et part lui-même sur les traces de Kyung- Chul, décidé à venger sa fiancée en faisant souffrir son tueur au centuple. Le film devient un jeu du chat et de la souris entre le fiancé vengeur et le tueur froid. Il ne s’agit pas simplement pour Soohyun de trouver et tuer Kyung-Chul. Il l’attrape, le torture un peu, et le relâche pour mieux le rattraper plus tard, et le faire souffrir encore plus. Sa croisade est celle d’un homme mu par le désespoir, c’est le cri de douleur d’un homme à qui l’on a arraché la vie. Il chasse pour ne pas avoir à affronter son deuil. Il inflige la douleur pour ne pas avoir à affronter la sienne. Il prolonge la violence car elle est ce qui le relie encore à sa défunte fiancée. S’il arrête de courir, s’il arrête de frapper, il se retrouvera face à sa perte.
Il n’est pas question pour Soo-hyun de se transformer lui-même en monstre comme ceux après qui il court. Il parvient un temps à entretenir sa flamme d’humanité, à sauver la veuve et l’orphelin sur le chemin de sa vengeance. Mais son adversaire le force à repousser toujours plus loin ses limites. Kyung-chul le tueur a beau avoir des traits de caractère de bouffon qui confine parfois au rire (pour désamorcer ou parodier ?), il est d’une froideur et d’une cruauté qui n’a pas de limite. Or pour atteindre le tueur, le fiancé veut le faire souffrir comme lui a souffert, ce qui va le pousser à une cruauté similaire à celle de celui qui a fracassé son existence. A devenir lui aussi ce Diable.
Il y a un Diable en chacun de nous est ce que semble dire naturellement Kim Jee-Woon avec J’ai rencontré le Diable. Une scène hallucinante dans un taxi illustre ce propos à merveille. Mais derrière cet écran de fumée qui ne souffre d’aucune ambigüité, le désespoir, l’amertume et l’abandon se révèlent à l’état brut. Elle offre son visage humain au film, sa vérité profonde. L’arrogance de la violence est poussée à son paroxysme pour la rendre dérangée et dérangeante. La route est longue, plus de deux heures, mais foisonnante, floutant avec audace les lignes de la morale, jouant avec la bonne conscience, et bouillonnant au final d’une force implacable. Et s’il était temps de réévaluer Kim Jee-Woon ?