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James Sacré: America solitudes

Publié le 14 juillet 2011 par Tecna

POÈME SOLITUDES
   Voici une somme dont la seule masse intimide. Quand la poésie s’est toujours traditionnellement disséminée en une prolifération de minces « recueils » et autres « plaquettes », la parution des 340 pages de poèmes de ce livre est un événement en soi. Dont, en ces temps difficiles pour le livre, il faut saluer André Dimanche, l’éditeur, d’avoir eu le courage de le publier. D’un geste aussi intempestif que nécessaire.
   On regarde la couverture rouge et son titre : America solitudes. D’entrée nous voilà prévenus. L’Amérique, oui, mais dans la solitude de ses espaces déserts ou insignifiants  que le touriste traverse sans les voir. Dans cet « infra-ordinaire » dont parle Perec qui est la trame même de notre vie. Oui, l’Amérique dans ses interstices :
   Dans ce pays souvent je préfère être seul plutôt qu’avec des gens.
   La nuit par exemple, parmi des pierres et de petits buissons bas
   A l’écart de quasiment tout (mais le monde est là)
   Sur un plateau du territoire hopi ;
   Ou dans le gris silencieux d’un séchoir à tabac
   (L’autoroute au loin fait son bruit d’en allée nulle part
   Entre on sait plus quelle ville et quelle autre),
   Personne. J’y suis peut-être pas non plus.
   Le bruit d’un caillou. Une feuille de tabac qui tombe.
   Qu’est-ce qu’on entend mieux ?
   L’Amérique entre, donc : entre cités mythiques, mégapoles grouillantes et gratte-ciels illuminés. Là où quelque chose a toujours lieu qu’on ne sait pas saisir. Ces couchers ou levers de soleil, par exemple où rien ne se passe que la beauté de ce qui passe  — « ... rien de particulier n’a eu lieu / En cet instant de dorure intense un peu après cinq heures / du matin... ». Ces camions aussi, évoqués dans un autre livre, dont les couleurs vives traversent furieusement ces pages. Ou tant d’autres détails : cafés, petits restaus, musées, artisanat local et sa polychromie si présente, campings, paysages désertiques ou grandioses, tout cela pris dans le mouvement du voyage restitué par la continuité discontinue de ces 47 chapitres de poèmes tissés comme une vaste tapisserie d’images...
   Ce livre se présente en effet comme un long journal de voyage en poèmes (on pourrait dire un long poème-voyage), fait d’un croisement prolongé de langage et de paysages — à moins que ces paysages ne soient déjà du langage et ce langage à lui seul paysage . Tout le travail du livre est là dans ce tissage où les choses et les mots finissent par se confondre :
   Au fur et à mesure que s’est fait ce dernier voyage,
   Paysages déjà parcourus, des endroits connus,
   Le livre a continué de se construire : d’autres brouillons de poèmes,
   Et des rythmes pour organiser l’ensemble, venus
   A cause de ce qu’on voit, couleurs précipitées des cabines de camions,qq
   Celles reposées des tapis navajos, ou de Chimayo, Autant
   Que des choses lues dans des livres, des dépliants,
   Ou sur des panneaux (cafés, bords de routes, et les  musées)...
   Des choses qui sont d’un coup là et que l’œil croit comprendre
   Et d’autres qui emportent dans le silence
   Au détour d’un geste ou d’un mot, ou parce que le paysage dans son éloignement
   N’est déjà plus rien qu’on pourrait raconter.
   Car, au fil de ces pages sur l’Amérique profonde — celle des petites villes, des bourgades, des campings, du long ruban des routes désertes, des multiples ethnies dont elle est faite (qui n’excluent pas quelques remarques d’ensemble sur « cette machine à manger l’énergie du monde » que sont les USA) —, c’est aussi à une longue méditation sur le poème que nous sommes invités. A un voyage dans ces solitudes, ces interstices du langage qu’est tout poème qui ne sait plus qu’il est poème et qui se perd en s’avançant dans le territoire du non savoir qui est son espace privilégié. Et qui nous en rapporte autre chose, toujours, que cet en face que nous offre souvent la photographie, par exemple. Que retiennent, que produisent les mots qui ne figure sur aucun cliché ? Ce précipité d’atmosphère ambiante, peut-être où, sous couvert de description, c’est d’autre chose qu’il s’agit : d’être là, soudain, dans un présent où pactisent une fragile durée humaine et l’instant inhumain des choses :
   Comment je pourrais m’y prendre
   Pour non pas les dire ou les décrire
   Mais pour que le poème aussi devienne
   Cette même qualité de silence où le corps du lecteur
   A des moments que tenant mon livre
   Et peut-être sans le lire
   Eprouverait comme, et sans se demander pourquoi, un bien être ?
   Le poème serait alors une petite machine verbale à habiter, le temps d’un rythme ou de quelques vers, ce qu’on a toujours déjà perdu. L’infinie vivacité du monde. A nous faire être  dans le langage.  Alors « pour la durée d’un temps qui a des limites mais point de mesure », comme le dit Valéry, nous entrons dans le réel. Comme dans le magnifique chapitre « La profondeur sans bruit de la Monument Valley dans l’ombre » où se condense toute la simplicité retorse, toute la force, sensible et méditative, malicieuse et contemplative de la poésie de James Sacré :
    Quelque chose est beaucoup plus grand là
   Que la minuscule geste humaine et ses calculs.
   Un endroit pour faire sa prière au monde
   Mais demander quoi ?
   Des moments comme celui-là, il y en a quelques uns dans ce livre. Mais ils ne pourraient avoir pareille intensité s’ils n’étaient préparés et comme amenés par de longs passages qu’on pourrait dire « ennuyeux », mais au sens positif du terme. Certains grands livres, en effet, sont portés par une sorte d’étirement du temps dans lequel rien d’autre ne se passe que le lent passage du fleuve du langage. Ce qu’il en résulte pour le lecteur n’est pas à proprement parler de l’ennui mais plutôt une sorte de sentiment de vacance, gros d’infinies potentialités. Faute d’un autre mot on pourrait l’appeler « ennuyance ». Un état proche de celui de l’enfance où, dans son désœuvrement même, l’enfant pressent toute la richesse du temps à venir. Voilà ce que nous apportent les vrais livres. Et America solitudes est de ceux-là. Car, la traversée des grands espaces américains est indissolublement une traversée de grandes plaines de langage où lyrisme et prosaïsme se côtoient, se mêlent, se confondent dans ce qu’on pourrait appeler une longue prose en poèmes. Jusqu’à l’extrême aridité d’un certain nombre de listes restituées dans leur langue originale : menus de cofee shops, noms de places, œuvres de musées, listes de villes ou d’arbres de jardins botaniques... Comme si seule l’énumération pouvait nous faire pressentir l’infinité intotalisable d’une réalité qui déborde de partout tout ce qu’on peut en dire. Les poèmes de James Sacré tentent d’être ce débordement. Même s’ils savent qu’ils n’y parviendront pas (« ... j’ai bien peur / Que ce livre aussi ne soit rien de plus / Que parole humaine qui s’est perdue/ Dans la pierre muette du monde. »). Mais, paradoxalement, c’est de ce savoir lui-même qu’ils tirent leur force et qu’ils réussissent à dire, tout en disant qu’ils ne peuvent rien en dire, l’extraordinaire miracle d’être là. Avec le monde. Dans le monde. Comme dans ces derniers vers du livre où l’immensité du ciel, rencontre le simple geste de ramasser un caillou. Où temps de l’homme et temps du monde pour un instant se confondent dans la splendeur des couleurs si constamment présentes dans ces pages : et c’est la coïncidence :
   Cet emmêlement de rouge et de bleu sombre a touché
   Au minuscule moment où j’ai ramassé un caillou
   Mal roulé avec des cassures lisses
   Et des couleurs de feu et de verre brûlé dans la masse de pierre :
   Fugitif rapport entre l’immensité du ciel dans une attente
   et le temps d’un geste pour tenir un caillou dans mon cœur.


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