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No thanks et Font 5, de Cummings, traductions Jacques Demarcq (par Eric Clémens)

Par Florence Trocmé

Subtilisations 
ou 
la pensée de l’art 

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Qu’est-ce qui peut bien pousser un écrivain, un poète, certes plus d’une fois traducteur (Gertrude Stein de l’anglais ou Andrea Zanzotto de l’italien), à traduire et à retraduire, non pas un texte de plus, mais un auteur, un poète au texte plus que jamais intraduisible, Edward Estlin Cummings (1894-1962) ? Car tel est le cas de Jacques Demarcq qui, après 95 poèmes (Points, 1996) et je : six inconférences (Clémence Hiver, 2000), nous livre coup sur coup Font 5 (Nous, 2011) et No Thanks (Nous, 2011)… 
 
« Je ne me suis moi-même jamais retrouvé dans Cummings… » : l’avertissement en Préface de 95 Poèmes récuse d’emblée la réponse par l’identification… Encore que… rien ne nous oblige à prendre pour argent comptant pareille déclaration. Les affinités électives ou au moins sélectives entre les deux poètes ne sont-elles pas probables ? Bien évidemment, car si l’on pense que Cummings est un formaliste (le jeu sur les lettres) thématisant un naturalisme (les saisons) sentimental (l’amour) sur fond pessimiste d’un individualisme anarcho-pacifiste, l’affaire est entendue. Encore que… la caricature de E E.C. puisse facilement s’appliquer à J.D. (les jeux sonores des sonnets, les oiseaux, l’amour, le scepticisme)….  Il suffit de ne pas lire comme de ne pas écrire ! 
 
Repartons plutôt de « l’ici-présent de la liberté », mot peu prononcé, mais essentiel à l’essentiel : l’é-motion de la mobilité qui est. « Au principe EST la liberté : tel est l’autre nom du verbe cummingsien. » énonce Demarcq. Mais que peut bien signifier ce « principe » (antinomique, qui supplante le paradoxe du menteur : « je commande la liberté ») dans la poésie ? 
 
Sans doute convient-il plutôt de déplacer la question : non pas « que ? », mais « comment ? ». Et de poursuivre, avec la fiction cummingsienne, sa précision visuelle et sa minutie langagière, c’est dire un double geste qui transforme les mots en verbe pour mobiliser l’événement qui EST. Cela passe par des procédés, bien sûr, mais qui nécessitent des inventions perpétuelles : « Comment obtenir le mouvement en divisant les mots, c’est-à-dire en composant par syllabe ? »,  demande-t-il dès 1916, machine à écrire à l’appui de la « progression verticale » du vers. De ce procédé, le plus célèbre de ses poèmes montre l’exemple : 

l(v 
 
ol 
e fe 
ui 
 
ll 
 
e) 
a s 
ol 
 
itude 

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… qui exclut le naturalisme sentimental qui aurait collé à « la solitude est comme une feuille qui vole » !  Toutes les fictions poétiques, toutes les façons d’inventer une autre langue de Cummings participent de ces subtilités qui sont autant de subtilisations, au double sens du mot, soustractives (elles empêchent la projection imaginaire) et ingénieuses (elles inventent des procédés d’écriture) à la fois. Demarcq analyse avec une subtilité égale à ses traductions « toutes les ressources de son écriture : déformant ou entremêlant les mots, multipliant les parenthèses, tordant volontiers la syntaxe, et répondant par des envolées drolatiques au non-sens des discours et de la réalité qu’il affronte ». Car tel est bien la voie sans issue où nous mène cette poésie : les subtilités de l’écriture nous rendent l’insaisissable du réel — non pas, remarquons-le « ce qui » est insaisissable dans telle ou telle chose déterminée ! Qu’est-ce à dire ? 
 
Dans The Enormous Room, Cummings écrit : « Il est des choses qu’on ne peut croire pour la simple raison qu’on ne cesse de les ressentir. Ces choses — qui sont en nous, qui nous constituent et dont nous ne pouvons nous détacher assez pour commencer à les penser — ne sont plus des choses, elles, et le nous qu’elles sont équivalent à un Verbe ; un EST. ». Et Demarcq éclaire cette étrange ontologie — le « est », non pas l’être abstrait, mais les choses « nous » constituant qui ne sont plus des choses — de l’écart des noms au verbe : « les noms ou adjectifs, du fait de leurs définitions, ne sont qu’un système d’étiquettes posées sur des réalités connues et mesurées. Les verbes, comme les mots de liaison (pronoms, conjonctions, etc.), mettent en relation, conjuguent le réel et l’imaginaire, les événements et leur ressenti ; bref ils activent le vivant. » Parmi les « mots minuscules », le  i (« “je“ que Cummings note d’un petit « i », laissant aux autres le I majuscule de l’anglais » — remarque aussi subtile que ce qu’elle dévoile) joue un rôle décisif. Il met à distance l’individualisme pour une singularité qui « encre » en acte l’expérience à vif qui est.  
 
L’écriture poétique cherche à verbaliser la mobilité brisée du réel pour nous sensibiliser à cet insaisissable qui est. Qu’un poète et son traducteur nous en donnent l’expérience mérite plus qu’un coup de chapeau : la lecture ! 
 
 
Eric Clémens 
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