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Le Dasein au milieu du monde. Une expérience de l’appartenance, 1

Par Marcalpozzo

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Dans l’odyssée philosophique heideggérienne, l’angoisse a un statut spécifique[1]. Mais que vient donc briser l’angoisse ? Quid de l’angoisse (Angst) ? C’est cette disponibilité affective (Befindlichkeit) fondamentale  dans laquelle se situe l’insigne ouverture du Dasein. Il est vrai qu’en toute situation, nous retrouvons une « ambiance », c’est-à-dire une « atmosphère »[2]. Aussi, c’est le propre du sentiment de l’angoisse que d’être précisément une affection[3]. Dans cette expérience singulière, ce retrait des étants dans l’indifférenciation, on trouve l’expérience la plus importante de Sein und Zeit ; l’expérience charnière. Mais pour comprendre ce point, il faut commencer par éclairer ce que le philosophe allemand entend par « être-au-monde »[4]. Une formule appelant une double réponse : d’une part, que nous habitons au beau milieu de la familiarité– c’est-à-dire l’expérience de l’appartenance ; d’autre part, que nous risquons n’importe quand l’absolu dépaysement, l’exil, l’inquiétante étrangeté – l’expérience de l’isolement, de l’exclusion de toute appartenance, la rupture.

C’est ce que nous allons voir.

La mondanéité du « monde » ou l’absence de lointain

L’é-loignement

Dans le monde (Umwelt) de Heidegger, les étants ne sont pas tous identiques. Seul l’un d’entre eux, jeté au monde (geworfen), c’est-à-dire sans statut préalablement fixé ni attaches fixes, à peine doué d’un commencement de précompréhension de son être, est capable et intéressé à s’interroger à propos de cet être. C’est le Dasein. C’est ainsi que le Dasein peut dire : « Je suis au monde ». Cela signifie clairement que l’être du Dasein est d’exister. La découverte, ou plutôt la révolutionphénoménologique de Heidegger est précisément ce retour au Dasein comme « être-au-monde », c’est-à-dire In-der-Welt-sein. Mais de quel type de monde parlons-nous ? Autre question : qui donc est cet étant qui vit sur le mode de l’être-au-monde ? Enfin que signifie « être-à » dans le phénomène d’être-au-monde ? Nous allons répondre plus bas à ces trois questions fondamentales. A présent, considérons que le Dasein est sur le mode de l’existant, c’est-à-dire qu’il habite le monde. Mais comment habitons-nous réellement ce monde, à savoir comment y séjournons-nous ? S’il est possible pour le Dasein de comprendre la totalité de l’étant transcendentalement[5], il lui apparaît comme être-à : c’est-à-dire qu’au même titre que ce stylo est sur cette table, je suis dans le monde, « comme l’eau est dans le verre, le vêtement dans l’armoire »[6]. Je suis donc une partie du monde, comme toutes les choses : ce style, cet ordinateur, cette table, etc. Mais à la différence des choses qui sont des « être-sous-la-main », je ne suis pas une simple chose dans le monde. C’est-à-dire qu’à la différence du stylo, j’ai un monde. Il y a donc un monde pour moi, et c’est à partir de ce monde que je vais me rapporter aux choses. Certes, comme celles-ci, je suis AU monde (In-Sein), ce qui signifierait simplement que je suis dans le monde (Sein in). Mais si je suis dans le monde, au même titre que ce stylo qui me sert à écrire, ou même ce chat qui dort sur mes genoux, ce stylo est sans monde, il ne se rapporte pas au papier sur lequel il écrit, et ce chat est sans monde non plus, et il ne rapporte pas à moi sur lequel il dort. En réalité, lorsque je dis « je suis au monde », étymologiquement je dis « in » qui provient de « innan ». Cela signifie que j’habite au sens où « je séjourne auprès de – du monde qui m’est familier »[7]. C’est-à-dire qu’il suffit que le Dasein existe pour qu’un monde émerge, et ce sera en premier celui de la préoccupation quotidienne[8].

Mais reprenons. Heidegger emploie le terme « disposition affective » (Befindlichkeit)[9] pour parler de la situation du Dasein, et montre que le Dasein commence par être au monde en existant. Cependant, si exister c’est, pour le Dasein, faire l’expérience du monde, cette expérience s’exprime sur le mode de la présence. Donc, en se comprenant de façon toujours provisoire, il doit à la fois se réaliser lui-même dans le sentiment diffus qu’« il est » et dans la projection sans cesse réitérée qu’il a à être. L’étant est à l’intérieur du monde. Le Dasein existe dans le monde avec les choses. Le Dasein est toujours déjà « déterminé » par une certaine compréhension préalable du monde. Or, pour le Dasein quotidien, le monde le plus immédiat est le monde ambiant. Le Dasein est lui-même en ce monde, mais de manière indifférencié. Ainsi fait-il l’expérience de la banalité. Mais on ne comprendrait rien à la banalité heideggérienne, si l’on ne comprenait que le Dasein vit au niveau de l’immanence de la quotidienneté. L’ouverture de l’être-au-monde, le surgissement des étants, dans leur donation au Dasein, se trouve enfermée dans la dispersion propre à la « préoccupation ». Dans la « mondanité-du-monde » nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes « factices ». Cette « facticité » est une existence inauthentique pour le Dasein, précipité dans le tourbillon de la quotidienneté, et soumis à l’emprise du On. Ayant lâché prise avec son être-propre, il s’est laissé submerger par les vapeurs du monde de la préoccupation quotidienne. C’est que Heidegger appelle la déchéance (Verfallen)[10], ce qui désigne la « médiocrité » de l’être-là quotidien aux prises du spectacle et des masques, et dont l’oubli de soi dans la grande mascarade sociale est plutôt tentateur et rassurant. Or, la déchéance est le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde[11]. Dans la quotidienneté (Alltäglichkeit)[12] le Dasein montre l’extrême prétention de vivre une vie pleine et authentique. Ça le rassure et le conforte dans l’idée que tout « va bien », alors qu’il n’est en réalité, qu’un « être-jeté » dans le monde, ce qui ne saurait le laisser se penser comme tel. Dans ce déni, le Dasein vit en aliéné. Une aliénation sociale au On[13] qu’exprime le terme allemand Man. Impersonnalité, neutralité, nous nous livrons à une existence sans forme, inauthentique[14]. « Ontologiquement, cela veut dire : tant que le Dasein s’en tient au on-dit, il est coupé en tant qu’être-au-monde des rapports primitifs et véritablement originaux à l’égard du monde, de la coexistence et de l’être-au lui-même. »[15] En d’autres termes, cette vie inauthentique correspond à vivre non par nous-mêmes, mais comme « On » vit.

Aussi, vivre en immersion dans le « On », c’est vivre dans l’absence de lointain. « Jeté », nous sommes en immersion dans un espace qui exclut toute distance. La portée des choses, que nous ne percevons jamais en elles-mêmes, et leur orientation (toujours à leur place) nous empêchent de voir le monde autrement que tel que « On » le voit. Le Dasein est ainsi frappé de cécité ontologique[16]. « Jetés », nous sommes « livrés »[17]. Nous dirons plutôt que nous sommes « embarqués », avec la nette référence pascalienne. Mais nous sommes « embarqués », au sens où nous avons ainsi épousé la mouvance du divertissement, nous vivons auprès du monde « en préoccupation », c’est-à-dire sans distance, afin de ne pas avoir à faire face à nous-mêmes. Et autant dire que, dans le monde ambiant, c’est à peine si le Dasein vit, parce que le « On » auquel le Dasein s’identifie, c’est ni moi, ni toi, ni nous. C’est un « On » impersonnel qui retire au Dasein sa singularité, sa responsabilité. Ce que le Dasein pense, c’est à travers le « On ». Ce que le Dasein dit, c’est tout autant à travers le « On », et ce qu’il fait également. Nous pouvons donc en conclure que le « On » fait le Dasein, et qu’en sa qualité de « On », ça n’est « personne ». Nous sommes véritablement dispersés dans ce monde de la préoccupation qui donne au regard « toute la sureté exigible », ou nous vivons « en tout commerce avec l’étant »[18]. Ce qui signifie clairement que nous vivons en immersion dans le règne des ustensiles (Zeug) [19], de l’usage (§ 15 à 18). Rien de plus familier que les ustensiles, les outils, faisant sens à l’intérieur du réseau de renvois dans lequel ils s’inscrivent. Dans le mode d’être des ustensiles, le monde s’annonce, et il faut attendre que l’ustensile soit partiellement ou totalement inutilisable, qu’il ne réponde plus à son caractère de serviabilité, pour que soudain il nous encombre, fasse acte de présence.

Et pourtant, il ne suffit pas que l’ustensile nous encombre, nous distrait de notre aveuglement, même un instant, comme cette voiture en panne au milieu d’une avenue de grande circulation, qui soudain, parce qu’elle n’est plus utilisable, se ferait voyante car, encombrante. Ce ne serait en effet pas suffisant pour que nous soyons soudain détournés de cette familiarité, de cette médiocrité[20], de ce vécu que nous partageons avec « Monsieur-tout-le-monde ». De fait, ce monde qui nous entoure, et qui nous contient à l’intérieur de lui-même, n’amène rien d’autre à proximité de lui, que de l’« utilisable ». Nous n’avons ainsi guère besoin de « discernation » pour attraper, manipuler, utiliser l’ustensile. Plongés dans un monde ambiant, peuplé[21] d’ustensiles, tout ce qui est utilisable est « à-portée-de-la-main », à savoir utilisable dans l’immédiat, et sans que je n’ai à y réfléchir. Par exemple, il me faut écrire cet article, pour cela, je dois me munir d’un cahier et d’un crayon, puis d’un ordinateur et d’une imprimante. Jamais, à aucun moment, je ne serais là dans la « discernation ». Pourquoi le serais-je, puisque « la discernation de la préoccupation fixe ce qui est proche de cette manière tout en tenant compte de la direction dans laquelle l’util est à tout moment accessible »[22]. On détient là toute la subtilité du discours de Heidegger. Posés face au problème de la proximité, il ne s’agit pas seulement d’interpréter ce terme sous l’angle de l’espace, mais également en termes de « place » et d’« emplacement ». De fait, chaque chose doit nécessairement avoir une place dans le monde ambiant, sinon cela ferait désordre. Chaque chose ayant son endroit comme on dirait à un enfant qui n’a d’intérêt que pour le jeu : « Il y a un temps pour tout ! » Toutes ces places assignées à chaque ustensile sont liées essentiellement à la préoccupation qui définit les « lieux d’appartenance ». Ces lieux d’appartenance organisent notre monde, ont pour fonction symbolique de lui donner un sens, de l’inscrire dans une compréhension collective. Aussi, une chose peut devenir « visible de manière surprenante » lorsqu’elle n’est subitement plus à sa place. Par exemple, dans la toile de De Chirico intitulée Turin au printemps (1914), un artichaut, un livre et un œuf sont posés sur une table, sur fond de drapeau flottant au vent. Coupés de leur usage, déplacés, ils ne renvoient désormais plus à un horizon quotidien et sont ainsi « expressément accessibles comme tel » (SZ, 104, trad. Vezin)[23]. C’est ainsi que l’ustensile « -éloigne » en installant une fausse proximité entre nous et les choses, la préoccupation circonspecte distribuant à chaque outil la bonne distance (proche ou lointaine) en fonction de l’utilisabilité de la chose. « Si l’éloignement doit être évalué, c’est relativement aux déloignements dans lesquels se tient quotidiennement le Dasein que cela se passe alors » (SZ, 105, trad. Vezin). Nous avons des signes (« ici », « là-bas », « là ») qui nous indiquent des lieux, des emplacements ; nous avons des formules de courtoisie dans la langue française lorsque nous nous adressons à un interlocuteur comme le « voussoiement » censé mettre à distance, et le « tussoiement » censé rapprocher les personnes. Nous disposons de tout un arsenal de signes qui nous permettent de comprendre et d’exprimer l’énonciation des « emplacements ». Pourtant, jamais nous n’abolissons la distance avec les ustensiles, tous entiers « guidés par la discernation que promeut la préoccupation. » (SZ, 108, trad. Vezin).

Du Moi au soi, la mienneté (Jemeinigkeit

   α. Qui est le Dasein ?

Essayons de creuser. Qui donc est ce Dasein en tant qu’être-au-monde ? S’il est le plus souvent « accaparé par son monde »[24], il est cet être qui dit : « je ». Le Dasein dit : « Je suis », ou encore : « Moi, je ». Or, le « je suis » du Dasein qu’il s’agit d’entendre au sens du « j’existe », pose précisément le problème ontologique de l’ego, ou de sa possible inadéquation à l’ego existant. Et au § 25 de Sein und Zeit Heidegger le répète, si la plupart du temps le Dasein dit « je suis », il n’est presque jamais lui-même. Qui donc est ce « je » qui parle ? « Sans doute le Dasein, sitôt qu’il se parle à lui-même, se dit toujours : je le suis, et finalement ne le dit jamais si fort que lorsqu’il n’est « pas » cet étant. »[25] Entendons-le donc ainsi : la question du « moi » de l’ego se pose sous la forme d’une permanence qui demeure malgré les changements. Le Dasein est confronté aux autres, mais en tant que sujet. Or, dans le terme « sujet », on retrouve l’étymologie latine subjectum, désignant ce qui est placé en dessous, ce qui est sous-jacent, et qui subsiste sous les changements. Alors, bien évidemment, on trouve cette idée chez Heidegger, qu’il y a en nous une unité et une permanence. L’identité du sujet, c’est ce qu’il est, et ce qui fait qu’il est et demeure le même. Mais l’identité en dépit de sa situation problématique est celle d’un sujet qui se connaît sans savoir tout de soi, ou tout du moins, en assumant ce qui lui échappe. D’où l’idée que l’ego doit être interrogé en direction de son sens existential, et en dehors même de sa pré-compréhension ontologique. D’où également l’idée que le monde que je partage avec autrui, c’est-à-dire la « coexistence des autres »[26], ne doit pas occulter une grande question phénoménologique : celle de l’expérience de soi. Nous savons que le monde du Dasein est Miltwelt, c’est-à-dire « monde commun ». Cependant, en posant la question de l’identité du Dasein, nous ne posons pas la question du Dasein avec les autres. Nous nous demandons : qui est ce Dasein au quotidien ? C’est-à-dire que nous introduisons précisément dans notre problématique, celle de la mienneté (§ 25). En d’autres termes, nous nous demandons : qui est le soi plongé en immersion dans le « On » ? Certes, nous savons que vivant en immersion, le Dasein se plie aux comportements, il épouse les vécus de la « multiplicité » ; il n’est donc pas soi, car il s’identifie systématiquement à ce que l’on fait, et à ce que l’on dit. En établissant une herméneutique de soi, Heidegger nous décrit un Dasein pris par la mêmeté (Selbigkeit). Or, parce qu’il ne sait se distinguer du monde ambiant, le Dasein se perd lui-même, vit sur le mode de l’« autre », de la dé-possession de soi[27]. « […] la plupart du temps le Dasein n’est pas soi-même » car il partage l’existence avec autrui, il coexiste avec autrui. Il faut prendre acte de l’importance de la notion de Mit-Dasein. De fait, la question « Qui suis-je ? » n’est pas seulement ontologique. Elle est également ontique. Il nous faut alors interpréter l’ipséité « de manière existentiale » (SZ, (117), et ne point céder à la tentation d’analyser le Dasein en le dissolvant dans l’anonymat du monde ambiant ou de l’être-avec (Mitsein). Comment alors caractériser « les autres » ? Heidegger apporte une réponse très intéressante : « […] cela ne désigne pas simplement : tous ceux qui restent en dehors de moi, ce dont s’extrait le je ; les autres, ce sont plutôt ceux dont la plupart du temps on ne se distingue pas, parmi lesquels on est aussi. Cet être-là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-là-devant-« avec » au sein du monde. « Avec » va de pair avec Dasein, « aussi » veut dire à égalité d’être, c’est-à-dire d’être-au-monde discernant et préoccupé. »[28] Comprenez qu’autrui vit avec moi au beau milieu du monde. De fait, je ne suis jamais seul dans le monde, au sens je puis bien être seul au milieu du désert. Je ne ferais pour autant jamais l’expérience de la séparation d’avec autrui, à l’inverse par exemple, du personnage de Mowglie dans Le livre de la jungle de R. Kipling, qui, souvenons-nous, fut ce petit garçon volé dans un village par le tigre Shere Khan, avant d’être sauvé par un clan de loups, puis pris sous la protection d’une panthère et d’un ours. Or, que devons-nous retenir de cet exemple ? Le personnage de Kipling n’ayant jamais vécu au sein des hommes,̶au point de ne leur ressembler en aucune manière –, eût pu se trouver un jour livré à lui-même, abandonné par ses protecteurs, sûrement n’eût-il jamais ressenti la moindre solitude ni le moindre isolement, le Mitdasein n’ayant absolument aucune signification pour lui. De fait, même si je me retirais du monde des hommes, je resterais marqué par l’être-avec. Aussi, s’agit-il de se méfier d’opposer la mienneté à l’altérité[29]. Le Dasein se tient au contact du monde ambiant, à proximité, préoccupé. Il se tient même dans le « souci mutuel » (SZ, 121). Car, cela n’occulte en aucune manière les rivalités, la compétition et le besoin de se distinguer des autres. Mais tout cela est réalisé collectivement, c’est-à-dire sur le mode du « On ». La course aux distinctions est livrée au « On » : on brigue les mêmes diplômes, les mêmes concours, les mêmes grandes écoles, les mêmes postes prestigieux, les mêmes prix honorifiques. Le « je » ayant été ainsi confisqué par le « On ». Voilà pourquoi, « On fait partie des autres et on renforce leur puissance. »[30] Parce que la dictature du « On » a tout envahit. Lorsqu’on visite la ville de Florence par exemple, on ne manque pas de faire un tour par La Galerie des Offices ; on accepte de sagement patienter des heures entières dans des files d’attente interminables, et ce, même si l’on ne goûte rien à l’art, et que l’on ne se sent point ému par une quelconque toile de maître. On lit les auteurs à la mode, on les juge comme les critiques littéraires prestigieux les jugent ; on pense selon les codes moraux ambiants. Et l’on se révolte par ce que l’on dit révoltant. « Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté. »[31]

D’où ce problème philosophique : où est le soi ? Où se trouve-t-il ? Il est précisément absorbé. Car chacun est l’autre, et nul n’est soi-même. Aussi, pourrais-je toujours me revendiquer un statut d’exception, comme le font certains artistes, certains adolescents, ou quelques marginaux, entrés en guerre contre le « On », cette âpre lutte ne saurait être engagée contre le bon ennemi. Car, mon seul ennemi véritable, n’est autre que le « moi » en réalité, replié sur lui-même. Le « On » demeurant indestructible. Donc, de prime abord, et le plus souvent, « On » est. Or, cela signifie donc qu’être « soi-même » voudrait expressément dire se reprendre soi-même en échappant à cette fuite devant soi, dans la dictature du « On ».

(A suivre)

(Paru dans Les Carnets de la philosophie, n°17, juil-août-sept. 2011)



[1] Voir mon article, « La nuit de l’angoisse », Les carnets de la philosophie, n°15, jan-mars 2011.

[2] Cf. Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994, 2003, § 29, p. 176 sq.

[3] Nous utilisons la traduction ici de E. Martineau plutôt que celle de F. Vezin qui traduit par « disposibilité » ; or le terme Befindlichkeit reflète l’affectivité générique du Dasein, c’est-à-dire en tant que structure ontologique la condition de transcendantale possibilité de la joie ou de la tristesse, de la peur, de l’horreur, de l’effroi, du courage, du dégoût, du ressentiment, de la frustration ou de l’ennui. Or, d’une part, ces sentiments tiennent plus chez Heidegger de la situation affective, - même s’il ne cherche pas à établir une cartographie de l’affectivité -, que de la disposibilité, d’autre part, l’angoisse elle-même est souvent considérée comme une Grundbefindlichkeit c’est-à-dire une situation affective fondamentale. Aussi, tout l’enjeu du phénomène de l’affectivité pour Heidegger réside dans le pouvoir révélateur de certaines dispositions affectives.

[4] Martin Heidegger, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986, trad. F. Vezin et hors-commerce, de E. Martineau, Authentica, 1985, (SZ), § 12.

[5]« L’étant qui est sur le mode de l’existence est l’homme. L’homme seul existe. Le rocher est, mais il n’existe pas. L’arbre est, mais il n’existe pas. Le cheval est, mais il n’existe pas. La proposition : « L’homme seul existe » ne signifie nullement que seul l’homme soit un étant réel et que tout le reste de l’étant soit irréel et seulement une apparence ou la représentation de l’homme. La proposition : « L’homme existe » signifie : l’homme est cet étant dont l’être est signalé dans l’Être, à partir de l’Être, par l’in-stance maintenue ouverte dans le décèlement de l’Être. »

M. Heidegger, Was ist Metaphysik? (WM), trad. Henry Corbin, et R. Munier pour l’Introduction et la Postface, Paris, Gallimard, 1938, p. 35, trad. H. Corbin.

[6] SZ, § 12, (54), trad. E. Martineau.

[7] Idem.

[8] Mais encore celui de la science ou de l’art. Ça n’est néanmoins pas notre propos ici

[9] Cf. SZ, 134-5., § 40. De Waelhens traduit ce terme par « sentiment de la situation », Martineau par « affection », et Zarader se propose de traduire par « sentiment de se trouver là », (cf. M. Zarader, La Patience de Némésis, Chatou, Les Editions de la Transparence, 2010, p. 150, note 2.)

[10] La déchéance (Verfallen) n’est pas une « dégradation d’être » depuis un mode supérieur, mais le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde.

[11] Ce terme ne doit en aucune manière être entendu selon une signification négative, ou théologique comme le seraient les termes de « chute » ou de « défaut ».

[12] SZ, § 5, § 9, § 11.

[13] G. Steiner traduit par « Ils » in Martin Heidegger, Paris, « Champs essai », Flammarion, 1981. Une traduction qui nous semble impropre, dans la mesure où le mot allemand Man employé par Heidegger exprime le caractère proprement impersonnel et abstrait que le « On » fait parfaitement ressortir.

[14] Une « inauthenticité » qu’il s’agit moins de comprendre comme un « ne plus être au monde » qu’une fascination par le « monde » et par l’être – avec des autres au sein du « On ».

[15] SZ, § 35, (170), trad. F. Vezin.

[16] L’expression est de M. Zarader, op. cit., p. 152,

[17] G. Steiner accuse cette traduction du mot allemand Überantwortung d’être « boiteuse », « avec sa claire connotation d’une « responsabilité envers ce à quoi nous sommes livrés » - à une actualité, à un « là », à une présence complète et enveloppante. » op. cit., p. 117.

[18] SZ, § 15, (67), trad. F. Vezin.

[19] Que Vezin traduit par le néologisme « util ». On peut également traduire par « outil ».

[20] Il ne s’agit pas ici d’interpréter le qualificatif de « médiocrité » sous un angle moral, mais tel que Vezin le traduit par « l’être-dans-la-moyenne ».

[21] J. Greisch, op. cit., p. 148.

[22] SZ, §22, (102), trad. F. Vezin.

[23] Voir à ce propos l’analyse de M. Zarader, qui confronte les thèses de Heidegger et les toiles de De Chirico, « La part de l’ombre » in La Patience de Némésis, op. cit., p. 149 sq.

[24] SZ, § 25 (114), trad. F. Vezin.

[25] Ibid, (116), trad. F. Vezin.

[26] Trad. F. Vezin.

[27] Nous l’avons fait remarquer, le sujet (subjectum : ce qui se tient malgré l’altération des changements) est permanent malgré les diverses corruptions extérieures à lui-même. En refusant la voie réflexive husserlienne, et en tournant le dos au cogito cartésien, Heidegger évite ainsi l’écueil de l’incessant conflit soi et autre que Sartre ne parviendra pas à résoudre. Nous verrons cela plus en profondeur lorsque nous aborderons la position sartrienne de l’angoisse.

[28] SZ, § 26, (118), trad. F. Vezin.

[29] J. Greisch, op. cit., p. 162.

[30] SZ, § 27 (126), trad. F. Vezin.

[31] SZ, (127), trad. F. Vezin.


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