
Juan de Flandes (Flandres, c.1460/65 ?-Palencia ?, c.1519),
La Crucifixion, c.1509-1518.
Huile sur bois, 1,23 x 1,69 cm, Madrid, Musée du Prado.
[image en haute définition ici]
Pour se convaincre de l’intensité des échanges entre Nord et Sud, Espagne et Flandres en l’occurrence, il suffit de se rendre, virtuellement ou réellement, à Madrid, plus précisément au Musée du Prado, afin d’y contempler une des plus importantes réunions de tableaux flamands des XVe et XVIe siècles qui soit au monde, en quantité comme en qualité. La musique, au même titre que la peinture, atteste de cette rencontre entre deux cultures a priori éloignées et de la capacité des compositeurs autochtones à s’approprier la manière septentrionale. Le disque consacré majoritairement à Francisco de Peñalosa, autour de sa Missa Nunca fue pena mayor, que viennent de publier, en collaboration avec le Festival de Maguelone, l’Ensemble Gilles Binchois et Les Sacqueboutiers chez Glossa en offre un passionnant témoignage.
« Parmi les chanteurs de notre chapelle lors des occasions solennelles se trouve notre cher fils, Francisco de
Peñalosa (…) musicien extraordinaire [qui] possède un art si exquis (…) que nous désirons ardemment sa présence constante. » Ainsi s’exprime le pape, notoirement mélomane, Léon X pour tenter d’apaiser les récriminations du chapitre de Séville au sujet du séjour romain de son compositeur attitré qui tendait à se prolonger
un peu trop à son goût. S’il ne jouit pas aujourd’hui de la même célébrité que Morales ou Victoria, la présence de Peñalosa à Rome en dit long sur la renommée qui était la sienne de son vivant.
On ignore quand et pour quelle occasion Peñalosa écrivit sa Missa Nunca fue pena mayor, qui utilise comme cantus
firmus une chanson, en son temps célébrissime, composée dans les années 1470 par le maître de chapelle du premier duc d’Albe, Juan de Urrede, né Johannes de Wreede à Bruges sans doute au
début de la décennie 1430, bel exemple de rencontre entre texte espagnol et polyphonie franco-flamande. Peñalosa n’est d’ailleurs pas le seul à utiliser cette mélodie, puisqu’on possède
également une messe de Pierre de la Rue (c.1460-1518), publiée en 1503, qui se fonde sur elle, ce qui a conduit certains chercheurs à supposer que la partition de l’Espagnol pourrait être une
réponse à celle de son collègue du Nord, au service de Philippe le Beau, une hypothèse qui permettrait de placer l’œuvre dans la première décennie du XVIe siècle.
Ceux qui suivent attentivement le parcours de l’Ensemble Gilles Binchois (photographie ci-dessous) savent que Dominique
Vellard a toujours montré un intérêt particulier pour le répertoire hispanique, comme le prouvent deux superbes disques consacrés à Escobar (Requiem, Virgin, 1998, et Missa in
Granada, Christophorus, 2003) ; il revient à ses premières amours avec la Missa Nunca fue pena mayor, puisque c’est avec cette œuvre qu’il avait choisi d’inaugurer le
parcours discographique de son ensemble en 1981. Enregistré dans la superbe acoustique de la cathédrale de Maguelone, parfaitement maîtrisée et restituée par la prise de son toute en finesse
d’Aline Blondiau, ce disque s’impose d’emblée par la cohérence de ses choix esthétiques et la sensation d’intériorité qu’il dégage. Le programme, composé avec une indéniable intelligence,
replace la messe dans le contexte de la Passion, une option complètement valable et défendue avec un réel souci d’expressivité et de variété par les chanteurs, mais aussi par les
instrumentistes des Sacqueboutiers dont les interventions, que d’aucuns trouveront peut-être historiquement discutables, sont réalisées avec un naturel et un discernement qui les honorent.
Je vous recommande donc cet enregistrement dédié à un musicien qui n’a pas encore complètement acquis, à mon avis, la place qu’il devrait avoir dans le paysage de la musique du XVIe siècle et dont les œuvres sont ici particulièrement bien servies par l’Ensemble Gilles Binchois. Puisse cette réalisation de grande qualité donner l’envie aux musiciens et aux éditeurs de se lancer dans l’exploration des cinq autres messes de Peñalosa, mais aussi de ses lamentations, peu ou imparfaitement documentées au disque.
Ensemble Gilles Binchois
Les Sacqueboutiers
Dominique Vellard, direction
1 CD [durée totale : 58’43”] Glossa GCD 922305. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Missa Nunca fue pena mayor : Kyrie
2. Missa Nunca fue pena mayor : Agnus Dei
3. In passione positus Iesus, motet
Illustration complémentaire :
Attribué à Michel Sittow (Reval, c.1469-1525/26), Portrait de Ferdinand d’Aragon, c.1500. Huile sur bois, 29 x 22 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
La photographie de l’Ensemble Gilles Binchois et des Sacqueboutiers est de Roxanne Gauthier. Je remercie l’Ensemble Gilles Binchois de m’avoir autorisé à l’utiliser.
Je remercie Philippe Leclant, directeur du Festival de Maguelone, d’avoir rendu possible la réalisation de cette chronique.