L'écrivain original n'est pas celui qui n'imite personne, mais celui que personne ne peut imiter. (François René de Chateaubriand)Connaissez-vous la théorie des mèmes ? Cette théorie se veut un cadre explicatif d'un certain nombre de comportements humains. L'idée centrale est que ce qui fait la supériorité de l'espèce humaine, c'est sa capacité à imiter.
Mais pourquoi la théorie mentionne-t-elle le mot "mème", apparemment mal orthographiée ? Et quel rapport avec l'innovation ou la médiation technique ?
De la génétique à la mémétique
L'origine de la théorie se trouve dans l'un des ouvrages de Richard Dawkins, biologiste britannique et fervent pourfendeur des créationnistes. Il a proposé le terme "mème" dans son best-seller Le gène égoïste, dans lequel il explique comment la sélection naturelle opère en tant que réplicateur de gènes.
Un réplicateur est un système qui copie des objets (par exemple, des gènes). Un réplicateur est particulièrement intéressant lorsqu'il réunit trois conditions :
- il copie les objets relativement fidèlement,
- il commet quelques fois des erreurs,
- et il copie certains objets mieux que d'autres.
Dawkins a fait remarquer à l'époque dans son livre que le principe du réplicateur n'est pas limité à la génétique, mais qu'on peut l'appliquer à la culture. En effet, nous véhiculons tous les jours des éléments culturels (idées, dessins, sons, attitudes) lors de nos échanges : la plupart de ces éléments culturels ne sont pas purement originaux mais sont des répliques d'éléments culturels que l'on a vus ou entendus auparavant et qui nous paraissent pertinents.
Dawkins a inventé le mot "mème" pour désigner ces éléments culturels qui se propagent. L'étymologie est la suivante : un élément culturel se réplique par une imitation, mimicry en anglais ; un élément d'imitation peut être appelé "mimème" par analogie avec le phonème, élément de phonétique ; enfin "mème" est une abréviation de "mimème" afin de ressembler à "gène".
La théorie des mèmes a été développée par plusieurs auteurs. Je recommande la lecture en particulier de La théorie des mèmes de Susan Blackmore. Comme cela, si vous n'avez pas d'idées pour vos livres de plages, vous voilà servis.
Dans cet ouvrage, l'auteur tente d'expliquer des phénomènes aussi divers que la mode, les croyances religieuses, le langage ou encore la taille exceptionnelle du cerveau humain. Le cœur de son apport tient dans le fait que l'être humain est un réplicateur de mèmes si efficace que son évolution naturelle est désormais guidée en grande partie par les mèmes. Nous sommes tous de brillants imitateurs.
Je suppose que la théorie permet d'expliquer le succès d'un réseau comme Twitter, basé notamment sur la répétition (le "retweet") d'informations.
La théorie des mèmes est même (!) devenue une science, encore à ses balbutiements, la mémétique.
Imitation et innovation
L'innovation et l'imitation sont des concepts opposés. Pourtant, la théorie des mèmes, et en particulier le concept de réplicateur, suggère que c'est en les combinant que l'on obtient un processus d'optimisation.
Considérons en effet un ensemble de technologies (par exemple, les technologies de découpe de matériaux) comme des mèmes. Ce sont bien des éléments culturels qui peuvent se transmettre. Pour que l'évolution des technologies corresponde à une amélioration, il faut que les trois conditions du bon réplicateur cités ci-dessus soient réunis.
Ainsi, il faut :
- que les technologies soient imitées efficacement,
- que certaines innovations soient apportées,
- et que les meilleures technologies soient favorisées.
La première condition nécessite la publication des technologies. Lorsque les technologies proviennent de laboratoires publics, ce n'est pas forcément un problème car les scientifiques sont encouragés à publier. Pour les entreprises, dont les secrets de fabrication sont un élément stratégique, le principe du brevet est une réponse intéressante, car il oblige le déposant d'un brevet à publier sa technologie.
Remarquons au passage que les brevets américains contiennent généralement nettement plus de précisions techniques que les brevets européens.
Toutefois, le brevet impose la publication de la technologie mais octroie le droit d'interdire l'usage par les concurrents. Or si la technologie n'est pas utilisée effectivement, la publication n'est qu'un faible substitut car toute l'expérience pratique issue de l'usage est indisponible pour les concurrents : on ne peut pas vraiment parler de copie.
En pratique, un brevet conduit souvent à une licence d'utilisation commercialement négociée, ce qui permet la copie de la technologie. Néanmoins, la copie est ralentie et réduite car certaines entreprises ne sont pas prêtes à payer pour tester une technologie qui pourrait les intéresser.
De facto, le brevet donc est une arme à double tranchant pour l'amélioration des techniques.
Mais il existe une autre option : copier des technologies tombées dans le domaine public mais issues d'un autre secteur d'activité. Vous avez bien entendu reconnu l'un des principes de la médiation technique.
La seconde condition est évidemment d'innover. Je n'en dirais pas plus sur le sujet, que j'aborde régulièrement dans ce blog.
Enfin, la dernière condition nécessite de tester et comparer des meilleures technologies. Ce n'est pas évident pour une entreprise isolée, car tester une technologie nécessite des investissements. Le cas de l'informatique est particulier, car l'investissement de test d'un logiciel est souvent nul (il faut quand même tenir compte des heures passées par les employés pour réaliser le test). Cependant, dans bien des cas une entreprise n'a pas les moyens de réaliser cet investissement.
Quelles solutions s'offrent à ces entreprises ? On peut penser à un financement par les pouvoirs publics. OSEO finance un certain nombre d'initiatives de cet ordre, mais il faut généralement que l'essai corresponde à une innovation technologique. Or la meilleure technologie pour une production donnée n'est pas toujours une technologie récente, et même dans ce cas, seule la plus rapide des entreprises d'un secteur donné pourra bénéficier de cette aide.
Une autre alternative consiste à se tourner vers ses concurrents. Eh oui : les autres entreprises du même secteur se posent probablement le même genre de questions sur la technologie idéale pour une production donnée. Prendre contact avec ces entreprises concurrentes et leur proposer un benchmarking de leurs technologies est une solution intéressante. Toutefois, cela limite la comparaison aux technologies déjà implémentées par les concurrents, et l'entreprise la plus innovante est défavorisée dans l'affaire car elle livre ses secrets. Par ailleurs, un échange entre concurrents est potentiellement l'occasion d'ententes anticoncurrentielles et il faut être très prudent du point de vue juridique.
Enfin, si l'entreprise fait partie d'un pôle de compétitivité, il est possible de fédérer plusieurs autres entreprises autour d'un projet collaboratif relatif à une technologie donnée.
Pour conclure, disons que le progrès, c'est un peu d'innovation et beaucoup d'imitation !